C’est un peu comme dans Star Wars, lorsque Dark Vador étrangle quelqu’un. C’est ce que nous faisons au régime sur le plan économique. » Les propos de M. John Bolton sur la chaîne Univision, le 22 mars 2019, alors qu’il était conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, visaient à éclairer la stratégie de son pays à l’égard du Venezuela. Inaugurées en juillet 2017, les sanctions dictées par Washington ont transformé la crise locale, déjà profonde, en ce que l’ancien ambassadeur américain dans le pays M. William Brownfield qualifiait le 12 octobre 2018 de « tragédie ». Avant d’ajouter, serein : « Si nous pouvons faire quelque chose pour l’accélérer, nous devons le faire, en sachant que cela va avoir un impact sur des millions de personnes qui ont déjà des difficultés à trouver de la nourriture et des médicaments. (…) Notre objectif justifie cette sévère punition (1). »
À travers ses efforts pour renverser le président Nicolás Maduro, Washington aura fait la démonstration qu’il est possible de détruire un pays sans canons. Lorsque l’on dispose du privilège exorbitant d’infliger des sanctions à d’autres nations, il devient possible d’en ruiner l’économie, d’en anéantir l’appareil d’État, d’en briser la société. Et puis de changer brutalement d’avis… Alors que les tensions sur le marché de l’énergie liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont conduit le président américain à renouer le dialogue avec un dirigeant politique que son pays ne reconnaissait même pas jusque-là, la levée des sanctions américaines pourrait être envisagée.
Caracas est déjà à genoux lorsque Washington décide d’intensifier son offensive contre le Venezuela. À partir de l’été 2014, les cours du pétrole — qui représente 95 % de la valeur des exportations vénézuéliennes — sont passés de 100 à 50 dollars le baril en six mois (90 à 45 euros), puis à 30 dollars (27 euros) en janvier 2016. Trois ans plus tard, quand M. Juan Guaído s’autoproclame « président par intérim » (sans la moindre justification légale), la Maison Blanche, imitée par le Canada et l’Union européenne, décrète une batterie de sanctions d’une rare sévérité : embargo contre la compagnie pétrolière publique PDVSA (Petróleos de Venezuela SA) et toutes ses filiales ; saisie des avoirs vénézuéliens à l’étranger (comme ceux de Citgo, la filiale de PDVSA aux États-Unis, d’une valeur de 7 milliards de dollars) ; poursuites contre toutes les entreprises étrangères commerçant avec ces entreprises vénézuéliennes ; etc.
Ces mesures barrent l’accès du Venezuela à la quasi-totalité des marchés financiers internationaux, entravant considérablement la capacité de celui-ci à y effectuer des transactions. En juin 2021, certains des paiements pour l’achat de vaccins contre le Covid-19 sont ainsi bloqués, l’empêchant de bénéficier du système Vaccines Global Access (Covax), destiné à favoriser la livraison de doses aux pays pauvres. Depuis 2014, le Venezuela a, selon Caracas, perdu 99 % de ses recettes en devises. Dans un tel contexte, l’économie se contracte de 80 % entre 2013 et 2020 (une situation pire que celle qu’a connue la Libye après le déclenchement de la guerre civile).
Pour faire face, le président Maduro présente, le 29 septembre 2020, à l’Assemblée nationale une loi « anti-blocus » afin de « rendre plus flexible l’investissement dans l’activité économique vénézuélienne ». Il s’agit, selon M. William Castillo, vice-ministre des politiques anti-blocus, de permettre le retour des capitaux privés dans l’économie du pays. Afin d’y parvenir, « la loi permet de classer confidentielles, pendant un certain nombre d’années, les informations relatives aux contrats passés par des particuliers avec des investisseurs privés. Ce sont les hommes d’affaires eux-mêmes qui nous ont demandé cette forme de protection, car les États-Unis sanctionnent les entreprises qui font des affaires avec le Venezuela ; ça a été le cas de Rosneft [compagnie pétrolière russe] par exemple ».
Préférant garder l’anonymat, un spécialiste en finance internationale travaillant auprès de fonds d’investissement désireux de prendre part au marché de l’industrie pétrolière vénézuélienne nous souligne que « la confidentialité est également avantageuse pour l’État, car il peut ainsi passer des accords avec les investisseurs privés qui ne sont pas autorisés par la Constitution, qu’il est impossible de changer dans le contexte politique actuel, et qui interdit qu’une entreprise privée nationale ou étrangère ait une participation majoritaire dans une entreprise mixte ». Or, aux abois, l’État souhaite pouvoir se libérer de ces « contraintes »… hier présentées comme l’une des principales avancées de la « révolution bolivarienne » en termes de souveraineté. « Ce sera uniquement pendant la durée limitée du contrat en question, plaide M. Castillo. C’est une modification tactique ponctuelle pour une situation économique spécifique. Il s’agit simplement de transférer au secteur privé des actifs que l’État n’utilise pas bien, ou des entreprises qui ne sont, sinon, pas efficaces. » Mais, une fois la loi contournée, sera-t-il vraiment possible de revenir en arrière ? Notre interlocuteur élude la question.
Telle est la singularité de la contre-attaque vénézuélienne : la discrétion qui entoure le processus de privatisation « imposé par les sanctions ». « Grâce à la loi anti-blocus, des progrès spectaculaires en termes d’investissement et d’alliances ont été réalisés dans différents domaines de l’économie », déclare M. Maduro lors d’une apparition à la télévision, le 12 décembre 2020. « Mais je ne peux pas dire grand-chose. C’est le propre de la loi anti-blocus : faire sans dire. » Ainsi, grâce à un environnement juridique que le président qualifie de « moins hostile », on assiste à « un développement de l’agrobusiness (2) », se félicite M. Ricardo Cusanno, le président de la Fedecámaras, la principale organisation patronale du pays.
Sous-traitants de l’État payés avec de la ferraille
Dans le cas du secteur pétrolier, la loi « anti-blocus » rencontre des limites. « Ce secteur nécessite d’énormes investissements, nous explique M. Víctor Álvarez, ancien ministre des industries de base et du secteur minier (2005-2006), après avoir été directeur de PDVSA (2004). En faisant fi du cadre juridique posant des limites aux investissements privés dans les entreprises publiques, cette loi exacerbe paradoxalement l’insécurité juridique et la faiblesse institutionnelle du Venezuela, renforçant l’idée que la loi s’y applique de manière arbitraire et discrétionnaire. Une multinationale étrangère ne se risquera pas à investir de gros capitaux dans un tel contexte. » Pour M. Álvarez, seule une levée des sanctions pourra réactiver le secteur pétrolier du pays, qui possède les plus grandes réserves d’« or noir » du monde.
La chute du cours du pétrole puis les sanctions américaines ont conduit à un effondrement brutal de la production de PDVSA, passée de près de trois millions de barils par jour en 2014 à moins d’un million et demi en 2018, puis à 350 000 en 2020, soit une division par huit en six ans à peine. Le coup est rude pour un pays dont les recettes pétrolières représentent la quasi-totalité de ses entrées de devises étrangères, avec lesquelles il réglait l’importation, massive, de ses biens de consommation (dont celle de nombreuses denrées alimentaires).
Cette chute de la production pétrolière s’explique d’abord « par un problème de demande », souligne Francisco Rodríguez, économiste vénézuélien, chercheur associé au Council for Foreign Relations (CFR). « À un moment, le pays a dû suspendre l’exploitation de plusieurs puits parce qu’il ne pouvait plus écouler le pétrole et que ses cuves de stockage étaient pleines. Par peur des sanctions, personne ne voulait plus acheter le pétrole du Venezuela. Le pays a donc dû le vendre à des prix inférieurs à ceux du marché, et pour l’essentiel à ses alliés, la Chine et la Russie, auprès desquels il est endetté. »
Mais le commerce pétrolier n’a pas pour autant cessé entre le Venezuela et les États-Unis. La compagnie pétrolière Chevron a obtenu une dérogation spéciale des autorités américaines pour continuer à opérer dans le pays et même maintenir des partenariats directs avec PDVSA. La société — celle qui « produit le mieux » dans la ceinture de l’Orénoque, selon M. Luis Romero, technicien à PDVSA depuis une vingtaine d’années — vend ainsi le pétrole qu’elle extrait à PDVSA, qui s’occupe de sa commercialisation. Celle-ci ne peut plus cependant s’effectuer vers les États-Unis, qui étaient encore en 2017 le principal acquéreur (à 41 %) du pétrole vénézuélien.
Si la chute de la production pétrolière vénézuélienne s’explique d’abord par celle de la demande, elle résulte également de la difficulté du pays à acquérir les intrants nécessaires à son exploitation : « Ici, dans la ceinture de l’Orénoque, on extrait un pétrole lourd, qui doit être mélangé à du pétrole plus léger pour être exportable. Les intrants utilisés pour ce mélange sont des diluants, qu’on importait des États-Unis. Mais avec les sanctions, c’est fini », nous explique M. Romero. Sans ces diluants, pas non plus d’essence raffinée, ce qui explique les pénuries d’essence et de gazole récurrentes dans le pays — les Vénézuéliens étant ainsi souvent contraints à faire la queue pendant des heures, voire des jours, pour faire le plein.
Afin de remédier à cette difficulté, le gouvernement de M. Maduro a signé en septembre 2021 un accord de vingt ans avec l’Iran, qui lui fournit les précieux diluants en échange d’une partie de sa production de pétrole brut. L’alliance entre les deux pays sanctionnés par les États-Unis expliquerait l’augmentation récente de la production pétrolière vénézuélienne, passée à une moyenne de 850 000 barils par jour en 2021, soit une multiplication par 2,5 par rapport à l’année précédente, dans l’objectif de repasser à 2 millions de barils dès 2022.
Pour y parvenir, il faudra remettre en état les installations pétrolières du pays. La crise ukrainienne conduira-t-elle Washington à faciliter ce type d’investissements ? « La production pourrait augmenter rapidement et le pays profiterait au maximum de l’augmentation du prix du pétrole », selon M. Romero. Pour l’heure, « les installations se sont dégradées. Et ce d’autant plus que des gens les démantèlent pour revendre la ferraille », nous relate-t-il au bord d’une route défoncée de la ceinture de l’Orénoque, où nous croisons de gros camions dont la benne déborde de ferraille (chatarra) : bouts de pipeline, câbles, moteurs, etc. « Parfois, lorsqu’on arrive sur des puits, on trouve les chatarreros en train de découper des tuyaux. Ils s’enfuient en courant et attendent qu’on soit partis pour revenir. Souvent ça se fait la nuit. Il y a aussi des travailleurs qui volent ce qu’ils peuvent : huile, câbles et même la climatisation de leur dortoir. »
Si la pratique est naturellement condamnée par la justice et conduit parfois à des arrestations, elle bénéficie le plus souvent d’un certain laisser-faire : elle permet de compenser les bas salaires dans certains secteurs publics. Afin de réguler cette pratique — qui touche également les principales entreprises sidérurgiques du pays — et, ce faisant, d’encadrer l’informalité, le gouvernement a fait passer en 2018 un décret conférant à la ferraille un « caractère stratégique et vital pour le développement de l’industrie nationale » : la chatarra du pays doit être vendue exclusivement à la compagnie publique Corporación Ecosocialista Ezequiel Zamora (Corpoez), dirigée par un militaire.
Cela a permis, en 2020, à PDVSA, qui manquait de liquidités, de « payer des sous-traitants avec de la ferraille et des pièces provenant d’installations à l’arrêt », raconte M. Moisés Vargas, un collègue de M. Romero. « Les autorités préfèrent se concentrer sur l’exploitation des champs pétrolifères en bon état, parce que réhabiliter les autres coûterait une fortune. » « Le marché de la chatarra est une zone grise, très peu transparente, à la croisée du légal et de l’illégal, nous explique Andrés Antillano, professeur de sociologie à l’Université centrale du Venezuela à Caracas (la principale université publique du pays). C’est une activité très rentable pour les intermédiaires. » M. Vargas nous en dit plus : « Ils achètent autour de 250 dollars la tonne la ferraille qui a été récupérée. Puis, en fonction du métal, ces intermédiaires peuvent vendre la chatarra jusqu’à 1 000 dollars la tonne à la Corpoez. Mais, avant cela, les militaires qui protègent les installations de PDVSA prennent une commission pour délivrer des laissez-passer permettant d’emporter la chatarra au port de Guanta, où elle part vers la Turquie », le principal acheteur. Devenu lucratif, le commerce de la chatarra s’est amplifié, au point qu’il arrive que des quartiers entiers se retrouvent sans lumière ni eau parce que les tuyaux de plomberie ou les câbles d’électricité ont été volés.
Sous l’effet de l’hyperinflation, qui dépassait 130 000 % en 2018 (3) (avant de revenir à « seulement » 686 % en 2021), le Venezuela a perdu l’usage de sa monnaie depuis longtemps. Le recours au dollar dans la vie quotidienne a fini par être entériné par le pouvoir vénézuélien. Sans craindre les paradoxes, M. Maduro présente la chose comme « un acte de rébellion (4) » contre les sanctions économiques imposées par Washington, avançant que la dollarisation de facto « peut servir à la reprise et au déploiement des forces productives du pays et au fonctionnement de l’économie (5) ». Ces déclarations s’inscrivent dans le cadre des décisions prises par le gouvernement depuis la fin 2018 pour ouvrir et flexibiliser l’économie. C’est ainsi que le plafonnement des prix et le contrôle des changes ont été supprimés ; le taux de change officiel du bolivar se vit abaissé pour se rapprocher de celui du marché ; les droits de douane furent levés pour plusieurs milliers de produits ; et, plus symbolique encore, l’utilisation des devises étrangères pour les transactions nationales a été autorisée.
Des fonctionnaires occupés à « miner » des cryptomonnaies
Ces mesures ont rapidement porté leurs fruits, de sorte qu’on observe à l’orée de l’année 2022 une frémissante reprise économique dans le pays. Mais elle s’opère surtout au profit des beaux quartiers de l’est de la capitale. Ainsi, dans celui de Las Mercedes, le nombre de concessionnaires de voitures de luxe a récemment triplé : « Il y en avait trois avant 2020 ; maintenant on en compte une dizaine », se souvient M. Peteris Berzins, photographe automobile. « Beaucoup de Lamborghini, de Porsche, de Bentley et même de Ferrari ont fait leur apparition », se réjouit-il. La levée des droits de douane « a amplifié le phénomène ». La première Corvette C8 de Chevrolet est ainsi arrivée au Venezuela avant même de sortir aux États-Unis, où il y avait une longue liste d’attente. La voiture se vend 200 000 dollars à Caracas. Et, pour alimenter pareils bolides, hors de question de se rendre à une pompe à essence ordinaire et d’y faire la queue : les heureux propriétaires préfèrent se rendre à une station-service spécifique où est distribuée de l’onéreuse essence VP Racing « adaptée à ces véhicules et importée spécialement des États-Unis », se félicite M. Berzins.
Ces deux dernières années, des tours de verre, des restaurants proposant des cuisines des quatre coins du monde, des épiceries débordant de produits importés ont fleuri à Caracas. On trouve au Bodegón Actual, situé dans un quartier aisé de Caracas, des boîtes géantes de cornflakes Kellogg’s, du roquefort Président, des jambons entiers de bellota, du sirop d’érable Maple Joe, des capsules de café Nespresso, de la moutarde de Dijon Maille, du champagne, du whisky, du foie gras Labeyrie ou encore du Nutella. Pareilles épiceries « s’adressent aux 6 % des ménages au plus fort pouvoir d’achat », avance Manuel Sutherland, économiste et directeur du Centre de recherche et de formation des travailleurs (CIFO).
À la question rituelle du caissier « en bolivars ou en dollars ? », la majorité des clients choisit la seconde option. Or « l’État ne prélève pas de taxes sur les transactions en dollars, qui représentent 60 % des achats effectués dans le pays », poursuit Sutherland. Privé des revenus qu’engendraient les exportations pétrolières, coupé des capitaux étrangers du fait des sanctions, incapable de collecter des impôts et, ainsi, de redistribuer les richesses, « le Venezuela finit par devenir un pays sans État », en conclut Antillano.
D’où viennent alors les dollars qui circulent dans le pays ? Puisque la dollarisation de l’économie vénézuélienne « n’est pas un processus officiel », rappelle M. Álvarez, ils ne proviennent pas, comme cela se passe normalement, d’un accord passé avec la Réserve fédérale américaine. « Il existe diverses sources, comme le blanchiment d’argent. Mais les deux plus importantes sont la production d’or et de pétrole, d’une part, et les transferts de fonds effectués par les Vénézuéliens de l’étranger de l’autre. » Près d’un cinquième des vingt-neuf millions d’habitants du pays ayant émigré en raison de la crise économique, de nombreuses familles reçoivent de l’argent de leurs proches, trois émigrés sur cinq envoyant une aide financière à leur foyer d’origine (6). « Le Venezuela a ainsi reçu entre 4 et 5 milliards de dollars de transferts de fonds en 2021, nous explique Rodríguez. C’est un montant très important pour l’économie vénézuélienne. En comparaison, en 2020-2021, le revenu net des exportations de pétrole a été inférieur à 4 milliards de dollars. »
Les sanctions compliquent cependant l’envoi de devises depuis l’étranger vers des comptes bancaires au Venezuela. « Une grande partie de l’argent envoyé par les Vénézuéliens vivant en dehors du pays l’est donc par le biais de mécanismes informels », observe Sutherland. Ces transferts de fonds se font de plus en plus via des applications dédiées, plus ou moins fiables. Mme Veronica Hidalgo, une Vénézuélienne résidant à Paris, utilise ainsi l’application Binance, une plate-forme d’échange de cryptomonnaies, pour envoyer tous les mois de l’argent à sa mère.
Mais ce type d’outils ne suffit pas à régler les problèmes liés au manque de liquidités en circulation dans le pays. « Ils me rendent fou ! », s’agace M. Franklin Jiménez à la sortie d’un magasin de vêtements du centre commercial Sambil, à Caracas, le plus grand du pays. « C’est la guerre pour avoir des petites coupures de dollars. Non seulement pour nous, les clients, mais aussi pour les commerçants, qui ne peuvent jamais nous rendre la monnaie. Si vous sortez un billet de 20 dollars, vous êtes obligé de tout dépenser au même endroit. » Ce jour-là, M. Jiménez a décidé de repartir les mains vides de la boutique où il était entré. « On loupe des ventes à cause de ça et on perd des clients, nous raconte, dépitée, la vendeuse du magasin. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, et comme souvent, les distributeurs automatiques sont à sec. Alors, on ne peut pas se rabattre sur le bolivar… » La politique monétaire du gouvernement depuis quelques années est en effet d’imposer une pénurie de bolivars en liquide pour ralentir l’inflation et la dépréciation de la monnaie nationale par rapport au dollar. Dans les quartiers populaires commerçants de Catia ou Petare, certains vendeurs informels échangent dix-huit billets de 1 dollar contre un billet de 20 dollars. « Ça me fait gagner 2 dollars à chaque opération », nous raconte l’un d’entre eux, satisfait de ses petites affaires. Ses meilleurs clients sont des petits commerçants prêts à perdre 2 dollars sur chaque billet de 20 plutôt que de perdre des clients.
Cette dollarisation de facto de l’économie a freiné l’inflation. Mais elle a accentué les inégalités dans un pays qui, dix ans auparavant, était le plus égalitaire d’Amérique latine grâce aux politiques sociales du président Hugo Chávez. La vie est devenue difficile pour ceux dont les revenus continuent d’être versés en bolivars. À savoir les trois millions d’employés du secteur public, qui ne touchent, en moyenne, pas plus de l’équivalent de 10 dollars (9 euros) par mois et les cinq millions de Vénézuéliens auxquels l’État verse des retraites dérisoires. Mme Maria R., que nous rencontrons à Caracas dans le quartier populaire 23 de Enero, fait partie de ceux-là. Enseignante à la retraite, elle ne reçoit que l’équivalent de 1 dollar, soit le prix d’une boîte de six œufs. Elle touche également l’aide baptisée « Contre la guerre économique » (destinée aux retraités, mise en place en mai 2020, pour les aider à faire face à l’inflation) ainsi qu’une aide alimentaire. Mais, à plus de 90 ans, elle doit néanmoins vivre chez son fils, lui-même dans une situation financière similaire.
Maëlle Mariette
Journaliste.
(1) « Venezuela as a Narco State », conférence organisée par le Center for Strategic and International Studies, Washington, DC, 12 octobre 2018.
(2) « Entrevista al responsable de la patronal venezolana : “Un ala del Gobierno de Maduro quiere ir a la privatización… con otro nombre” », La Información, 12 décembre 2020.
(3) D’après les chiffres annoncés par la Banque centrale du Venezuela (BCV) repris par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes.
(4) « Los casinos vuelven a florecer en Caracas », La Voz de Galicia, La Corogne, 4 octobre 2021.
(5) « Maduro dice que la dolarización de facto es “válvula de escape” para la economía », EFE, Madrid, 17 novembre 2019.
(6) Enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi), Université catholique Andrés Bello (UCAB), Caracas, septembre 2021.
(7) Lire Frédéric Lemaire, « Paiera-t-on bientôt sa baguette en bitcoins ? », Le Monde diplomatique, février 2022.