Il y a des pays qui sont tellement plus que des pays qu’ils cessent d’être des lieux concrets et deviennent des mythes.
Il y a des pays qui ne sont plus des pays mais des légendes et qui font davantage par leur rayonnement à l’extérieur que pour leur propre peuple.
Haïti est de ceux-là…
Cuba est encore aujourd’hui davantage un modèle pour les débats de café-de commerce des intellectuels latino-américains que la réalité d’un peuple fatigué qui crut pouvoir bâtir seul une voie différente de celle imposée par l’hégémonie américaine de l’après Monroe.
Haïti est lui aussi victime de cette distorsion pénible qui en fait un mythe (la première République nègre) et empêche de voir, sous les lustres des vernis décrépits, la réalité d’un peuple laminé par des siècles d’irrespect.
Certes Toussaint Louverture, drapé dans les oriflammes des Lumières et tenant tête à Napoléon, proclama l’indépendance de Saint-Domingue en 1804 « au nom des noirs et des hommes de couleur », en faisant d’Haïti un exemple et un soutien pour tant et tant d’autres indépendances que l’invasion de l’Espagne par ce même Napoléon allait déclencher en Amérique…
Mais aussi un modèle pour tant et tant d’hommes de couleur qui subissent encore aujourd’hui, au sein des grandes démocraties donneuses de leçons, la discrimination abjecte des incurables blancs.
Haïti chérie…
Et pourtant, comme la Révolution française des Marat, Saint-Just ou Babœuf se mua rapidement en triomphe de la bourgeoisie opportuniste, ainsi à Haïti, les Lumières devinrent vite un carnage intestin qui, de Jacques Ier au Roi Christophe, mit à terre en moins de trois ans toute idéologie positive, déchaînant une violence qui allait durer tout le xixe et qui n’aura fait le bonheur que des puissances occidentales profitant largement des successives dictatures aussi stériles que passagères…
pour n’aboutir finalement qu’à l‘invasion américaine de 1915 qui fit d’Haïti un protectorat au nom de la conviction profonde de son Président que le modèle américain peut être exporté et qu’il doit être imposé par la force car les peuples ont envie de démocratie.
Hélas le xxe siècle ne fut guère moins terrible pour ces femmes et ces hommes à qui la traite avait lavé le cerveau, l’esclavage ôté toute humanité et qu’un siècle et demi de dictatures militaires avait abandonnés à leur propre sort.
Pour finir sur l’embargo américain décrété par l’onu en 1993 pour punir le coup d’Etat du lieutenant général Raul Cedrars, puis par l’occupation depuis 2004 d’une minusah sans boussole ni autre objectif que d’éviter l’anarchie, et qui mirent définitivement Haïti à nu.
C’est peu dire alors que le désastre causé par le tremblement de terre en janvier dernier venait frapper un peuple déjà exsangue et à la dérive, et dont le sort méritait largement, bien avant le cataclysme, qu’on lui portât secours.
Ainsi s’est construite dans nos murs l’image de l’Haïtien. Incarnant tantôt le modèle à suivre, tantôt les errances à éviter, à coup de mythes et de raccourcis, de projections et de méfiances, à coup d’amour et de répulsion.
Car la première république noire de l’histoire moderne et la première colonie à battre une armée occidentale en déroute ne s’en sort pas bien depuis son indépendance, et l’on ose prendre à contre-emploi l’exemple de la fable du loup et du chien pour le montrer. Message puissant de la droite locale largement agité lors de ces élections, car traiter de « chien » (référence au rôle des chiens dans la chasse des nègres marrons).
Que retenir donc du chien, pleutre de la fable ou puissant associé du colon blanc ?
Voilà encore une réelle contradiction dans la pensée identitaire que cette double figure du chien, car nous n’hésitons pas à devenir cette figure répulsive lorsqu’il s’agit des Haïtiens.
Le tremblement de terre qui a ravagé Haïti a, dans un premier temps, mis à mal notre rationalité.
Encore !
Encore ?
Mais l’irrationnel se nourrit justement de manipulations des images d’Haïti. Songeons à l’attaque en règle que les Églises protestantes américaines vont lancer contre le vaudou dès les premières années après l’indépendance. Ayant jeté leur dévolu messianique sur l’île, elles tiennent les « diables » du vaudou, les loas , pour responsables, ayant inspiré l’indépendance et entraînant les Haïtiens dans la faute, associant ainsi des faits sans relation dans une opprobre commune pour une culpabilité collective.
Le fait est que lors du terrible tremblement de terre, la solidarité et la générosité ont été encore plus grandes que d’habitude envers « l’île-sœur ».
Encouragés par les appels à la solidarité et les discours souvent démagogiques des politiques opportunistes, beaucoup de travailleurs clandestins ont pris alors le risque de se montrer, de se dévoiler lors des conférences de presse qui suivirent le premier émoi.
Courage du désespoir…Paradoxalement ce séisme avait suscité quelques espoirs : qu’enfin la figure de l’Haïtien dans la cité martiniquaise ou guadeloupéenne soit acceptée de manière incontestable.
Et il serait inexact de dire qu’avant nous ne les voyions pas.
Car cette population, au gré des coups d’État internes, de violences comme on peut imaginer ce qu’est la violence dans un pays sans véritable État depuis plus de deux cents ans, est un arbre dont on pourrait compter les années par les strates de ses migrations. Et beaucoup d’entre elles sont chez nous.
Et dans la réalité des faits, les timides promesses gouvernementales d’assouplissement n’ont pas été tenues, et il n’y a pas eu dans les faits d’application de dispositions particulières adaptées à la situation exceptionnelle, notamment pour ce qui concerne le regroupement familial. Ainsi, de nombreux enfants restent livrés à eux-mêmes en Haïti.
Dans le cortège des nations au chevet d’Haïti il y avait la France, l’ancienne colonie et le créancier historique.
Le drame fut alors l’occasion pour qu’un président français se rendît dans le pays ravagé, pour la première fois depuis l’indépendance d’Haïti. Stratégie imbécile dans un monde où les dominos sont « fessés » uniquement sur les tables dominicales autour d’un punch . Cuba, Grenade, Haïti ne sont plus manifestement plus contagieux.
Pour dire quoi ? Pour répondre à un leitmotiv de la communauté haïtienne, à la demande de tous les dictateurs ou présidents démocratiquement élus : l’effacement du reste de la dette que paie Haïti depuis l’indépendance pour avoir défié l’Europe.
On attendait au moins un remboursement…
Et c’est ainsi que le mythe continue d’obnubiler les cœurs et que l’on choisit de gloser doctement sur Haïti, en vantant son passé exemplaire et glorieux ou en pointant du doigt les élites ou la diaspora soi-disant démissionnaires, – sans vouloir voir, depuis nos vérandas opulentes, le désarroi des femmes et des hommes que l’Histoire a abandonnés depuis des siècles…
Haïti, Ayti chérie…
C’est cette singularité de l’âme haïtienne qu’il faut aujourd’hui sauver encore et encore, à Ayti et partout dans le monde.
HB
- TKL, organisations catholiques de base qui relayent la parole de Jean-Bertrand Aristide dans la droite ligne du mot d’ordre lancé par Jean-Paul II en 1983 : « Il faut que quelque chose change en Haïti ».
- Il faut noter que la Convention a envoyé le Commissaire Victor Hugues en messager de la Révolution aux Antilles mais que la Martinique a échappé au recadrage en se mettant sous la protection des Anglais en attendant l’arrivée de Napoléon. Ainsi, les deux îles séparent leur destin jusqu’alors commun et fondent l’essentiel de leurs différences : guillotine et purges contre-révolutionnaires en Guadeloupe, maintien de l’ordre aristocratique des békés en Martinique.
- En témoignent les propos du guitariste Jacob Desvarieux : « Il y a trente ans, les Antilles Françaises étaient largement squattées par les musiques d’Haïti. Il fallait réagir, développer la musique de chez nous, notamment en intégrant le tambour, car la base de notre musique, du gwoka des nègres marrons, ces esclaves révoltés qui refusaient l’asservissement, c’est le couple tambour-voix. » Propos recueillis par le journal Le Monde pour son numéro hors série consacré aux Antilles un an après les grèves de 2009 (Le Monde, janvier-février 2010, p. 87).
- Le terme de loas, souvent traduit par « dieux », désignerait plutôt des génies ou des esprits du panthéon vaudou.
- La doctrine de Monroe, élaborée en 1823, considère le bassin Caraïbe comme étant sous la protection des États-Unis. Cette doctrine eut pour conséquence différentes interventions américaines dans la zone (Cuba en 1898, Grenade en 1983, Haïti occupé de 1915 à 1935, jusqu’à une dernière intervention en 1995 pour accompagner le retour du président Aristide). Selon cette doctrine, si l’une des îles de l’arc caribéen « tombe » hors de l’hégémonie américaine, elle risque d’entraîner, comme des dominos alignés, l’ensemble des autres. Cette approche géopolitique est aujourd’hui anachronique. Le jeu du domino se pratique aux Antilles en claquant bruyamment, voire agressivement (« fesser ») le domino sur la table, pour contrer le jeu de l’adversaire.
- Espace en forme de fer à cheval qui rassemble plusieurs familles travaillant en commun la terre et vivant sous l’autorité d’un « patriarche » qui est en même temps un chef religieux (Dalembert, 2003).
- Le syndrome haïtien dans les Antilles françaises
- William Rolle, Gustavo Torres