« L’île-monde », où l’écrivaine est née en 1953, est l’œuvre de sa vie.
En 2015 paraissait aux éditions Sabine Wespieser une version poche du premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père (Le Serpent à plumes, 2000). Au début du livre, une fille danse dans une robe bleue sur un air de ragtime. Alice Bienaimé effectue une suite maîtrisée de mouvements. Elle bouge les pieds, tape des mains, se dandine de droite à gauche. Puis la narratrice sort de la maison. Accompagnée par le son atténué du gramophone, elle tournoie « jusqu’à être prise d’un léger vertige… Et soudain, quelque chose comme une force obscure et gaie me prend à revers et change mes rythmes ».
Héritage africain
Voici que son corps échappe à l’enchaînement conventionnel des mouvements, il est comme libéré. La fille se débarrasse de ses chaussures et de ses chaussettes blanches. Elle danse pieds nus, pliant les genoux, ondulant du dos, et s’accroupit jusqu’au sol. Ses mouvements sont maintenant frénétiques, rien ne peut l’arrêter. « Au bout d’un moment, je ne danse plus, c’est la danse qui me traverse et fait battre mon sang. » Ce moment d’exaltation est brutalement interrompu par le père d’Alice. Il la gifle. Une telle danse, que la narratrice a aperçue dans un faubourg de Port-au-Prince, n’a rien à faire ici, dans la demeure cossue de cette famille de la petite bourgeoisie noire.
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Il y a chez ce père, affecté de voir sa fille dépravée parce qu’elle n’a plus ni souliers ni contrôle sur son corps, quelque chose qui évoque Le Tour d’écrou d’Henry James (1898), quand les enfants sont perçus comme corrompus parce qu’ils reviennent d’une balade sans leur chapeau. Chez James comme chez l’écrivaine haïtienne, la peur ne jaillit pas de ce qui est vu mais des fantasmes et des fantômes que la vision réveille. Dans le spectacle de sa fille dansant pieds nus, le père voit le monde rural haïtien et l’héritage africain avec lequel il ne veut plus rien avoir affaire.
Au bout d’un moment, elle n’écrit plus, c’est Haïti qui la traverse et fait battre son sang
La question des origines et de la transmission ; la connaissance profonde du pays, du fondement de sa culture ; la compréhension du destin de la première république noire du monde sont les thèmes forts de l’œuvre de Yanick Lahens. Toutefois, si on les retrouve dès son premier roman, la scène inaugurale ne fait pas qu’annoncer les questions qu’elle ne cessera pas de sonder, notamment dans ses romans La Couleur de l’aube et Bain de lune, ou dans les nouvelles de L’Oiseau Parker dans la nuit (Sabine Wespieser, 2008, 2014 et 2019). Elle peut également se lire comme une projection de ce que l’autrice, issue, à l’instar de son héroïne, de la petite bourgeoisie noire port-au-princienne, entend faire avec la fiction : se défaire du corset de son milieu pour plonger sa plume dans le bitume, ou la terre, d’Haïti, et raconter les histoires de ses habitants. Au bout d’un moment, elle n’écrit plus, c’est Haïti qui la traverse et fait battre son sang, pourrait-on dire. De sorte que le style de l’autrice épouse le rythme de chaque période et de chaque espace qu’elle investit.
« Des kilomètres de braises et de tessons »
Dans Bain de lune, son roman de la terre, pour lequel elle a passé du temps dans la campagne haïtienne, la narration est prise en charge par un chœur de paysans, qui représente la mémoire du pays, des croyances anciennes et des vieilles rancœurs qui opposent les Mésidor et les Lafleur. « Olmène regarda les étoiles dehors, semblables à des clous plantés dans le ciel. Comme nous, elle savait que Dieu les y avait enfoncées et pouvait en détacher une quand bon lui semblait pour envoyer des messages à des hougans [prêtres vaudous] ou à des mambos [prêtresses vaudoues] puissants. » Dans Douces déroutes (Sabine Wespieser, 2018), roman urbain, le rythme se fait plus rapide, la prose est saccadée, à l’image des trajectoires des personnages qui manquent sans cesse de tomber dans le ravin, ou sous le coup d’une balle au détour d’une route dont l’asphalte s’étale tels « des kilomètres de braises et de tessons ».
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C’est toujours Haïti mais c’est toujours autre chose. Impossible de se lasser de cette « île-monde » qui nourrit son écriture. Yanick Lahens ne la quitte jamais des yeux. Elle y a enseigné à l’université jusqu’en 1995, y est impliquée dans plusieurs associations et projets, et ne s’en est éloignée durablement qu’en de rares occasions, pour ses études à la Sorbonne ou quand elle a été titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France, en 2019. Sa leçon inaugurale s’intitulait « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter ». Passé, présent, avenir – son œuvre se projette dans ces trois directions. Impossible qu’elle s’essouffle.