Si l’image nous a tous choqués, si le slogan est inexcusable, la situation de ces jeunes à Port au Prince rejetant l’idée de revenir en Haiti est explicable. Des Haitiens quittant le pays par barcasses entières et qui échouent sur les rivages quand ils ne perdent pas la vie en pleine mer, est devenue une image récurrente à laquelle nombreux semblent se résigner. Elle est le résumé de l’échec des trente dernières années, elle est la marque du naufrage des politiques d’État.
Les politiciens n’ayant plus rien à offrir que des paroles, un système politique qui freine tout essor et des gouvernements instables et sans vision ont fait perdre à l’Etat son autorité et à une partie de la jeunesse tout espoir en un avenir meilleur. Partir par tous les moyens est devenu le seul horizon d’une jeunesse à laquelle le pays officiel a tourné le dos. La jeunesse n’est qu’un simple slogan politique en Haiti de ces trente dernières années. Il n’y a pas eu et il n’y aura pas de politique en faveur des jeunes générations car le système politique actuel est hermétique à n’importe quelle politique audacieuse, qu’il s’agisse de la jeunesse, du travail, de la santé, de la formation. Bref aucune politique publique d’avenir n’est possible à l’aune de l’architecture institutionnelle actuelle. Le constat est lapidaire, il faut l’intégrer définitivement.
Bien qu’Haiti récolte les fruits des choix de son peuple depuis 2011, l’honnêteté nous amène à préciser que cela ne date pas de cette décennie, ça couvait depuis bien avant, mais le rythme semble s’accélérer à mesure que s’approfondit la crise multiforme du pays. Chaque génération de Tunisiens a payé un tribut à cette négligence, à ce désintérêt pour la force vive du pays, sa jeunesse, le garant de sa continuité et de son avenir.
Si dans l’immédiat après l’indépendance, démographie aidant, l’émigration vers l’Europe a constitué une sorte de soupape pour un pays qui peinait à offrir un avenir à l’ensemble de ses enfants, le point de rupture semble se situer au début des années 1986, la pression démographique, les errements des politiques à la fois économiques et éducatives vont pousser nos jeunes à partir. La décennie 1986 est celle des départs massifs, notamment des plus diplômés et des plus prometteurs. Empêtrée dans un modèle économique et éducatif à bout de souffle, haiti a poussé, parfois volontairement ses enfants et ses cadres à partir.
Attirés par la stabilité politique du Chili et la bonne santé économique du pays, dont le taux de chômage ne dépasse pas 6 %, 400 Haïtiens par jour sont arrivés l’an dernier au Chili. Avec un master et une licence en poche, Edmie Laguerre travaille comme femme de ménage, tout comme son frère, titulaire d’un master en gestion d’entreprises. Leur salaire : à peine 500 euros par mois. Une misère au Chili, une fortune en Haïti. Mais malgré ces emplois loin de leurs aspirations, la fratrie ne songe pas à quitter le Chili… “Ici vous n’avez pas de famille, vous êtes loin de votre pays, il faut payer le loyer, il faut survivre, raconte Edmie. (…) Mais c’est mieux qu’en Haïti, et pas seulement pour moi. Je dirais que c’est le cas pour pas mal d’Haïtiens.”
Son frère, Ed Laguerre, avait un rêve : “Je voulais me perfectionner dans mon domaine, mais je m’aperçois que c’est quasiment impossible. Après deux années difficiles, aujourd’hui, je me sens bien ici.” Comme Edmie et son frère, plus de 100 000 Haïtiens sont arrivés au Chili l’an dernier, dans l’espoir d’une vie meilleure.
Faire partir sa jeunesse et ses cadres est devenu la politique du pays avec l’illusion d’un remplacement à l’identique des cadres ou du retour des partants nantis d’un capital et d’un savoir prometteur. Les gouvernants ont installé la pédagogie du départ à défaut de pouvoir et de vouloir agir pour la jeunesse, même nos lycée pilotes ont fini par être des pépinières de recrutement précoce au départ. Nous sommes devenus presque un pays d’aspiration au départ. Faire de bonnes études était le passeport du départ, rester était synonyme d’échec. Avec l’instauration des visas, le seul moyen pour partir à l’étranger pour une partie de la population est devenu l’émigration clandestine, la « harga », qui s’est mise en place quasi parallèlement.
La classe politique empêtrée dans la guerre intestine en est arrivée à oublier le peuple. Les parlementaires haitiens brillent par leur totale absence sur ce sujet. Hormis quelques slogans, ils sont tout simplement inexistants sur un sujet qui constitue leur première prérogative.
Les rares articles de presse révèlent une situation des plus critiques. La crise de la COVID19 a mis à nu la situation dramatique de ces jeunes et a précisé quelques peu les contours et la géographie des flux. Elle a permis aussi de voir l’interpénétration des flux criminels, gangs, de trafic de personnes dans lesquels une majeure partie des jeunes alimentent pour échouer.
L’émigration clandestine ouvrait auparavant sur un espoir de légalisation par le travail, même si le fait d’occuper un travail en dehors du cadre réglementaire a toujours été considéré comme un délit. Désormais, ce processus d’intégration par le travail tend à devenir une exception.Les emplois certes précaires que pouvaient occuper les clandestins diminuent ou bien se transforment.
Notre classe politique est à blâmer, plus qu’à plaindre. En dix ans, l’explosion de l’immigration clandestine (et l’explosion du taux de natalité aussi) est à mettre au passif de tous les gouvernements sans exception aucune. Ce fléau est l’indicateur d’échec de toutes les politiques publiques du pays et de tous ce qui a été entrepris depuis 1986.
1986 a été un cri de révolte d’une jeunesse marginalisée, l’interprétation qu’en a fait la classe politique qui a prospéré sur l’évènement est tout autre. Les ancrages locaux de la révolte, les régions d’où sont issus les partants coïncident parfaitement. Socialement, si dans les premiers temps se sont les enfants des couches les plus déshéritées qui partaient, s’est désormais dans l’ensemble de ce que fut la classe moyenne que se recrutent les candidats au départ. Autrement dit à l’affaissement de régions entières s’ajoute désormais des candidats au départ venant de strates sociales jusqu’alors à l’abri de telles aventures. Cette évolution dramatique constitue désormais un des indicateurs d’échec des politiques mises en œuvre (on plutôt non mises en œuvre).
S’il devait y avoir une épine dorsale pour une nouvelle architecture institutionnelle, s’il devait y avoir un axe principal de tout le système des politiques publiques pour les vingt prochaines années, c’est l’axe « jeunesse et avenir » qui devrait nous occuper. Tout doit découler de cet axe, qu’il s’agisse de l’aménagement du territoire, de la restructuration d’un système éducatif, du système universitaire ou celui de la santé. On ne négligera pas les autres, mais en insistant sur les générations futures on ouvre des horizons à toute une société. D’une société de la « perte de chances » nous devrions nous transformer en une « société de création de chances ».
Certes, les solutions ne seront pas opérantes du jour au lendemain, mais à côté de mesures d’accompagnement, des mesures plus structurelles doivent être imaginées:
• Des formations relais pour préparer l’adaptation au nouveau marché de l’emploi.
• La mise en place de l’alternance et du partage du temps entre formation et travail dans les domaines d’avenir.
• Une politique d’intégration sociale des jeunes : logement, santé, protection dans le cadre du travail.
A plus long terme, c’est la refonte totale du système éducatif et du système universitaire qui devient nécessaire. L’objectif n’est plus de faire des formations de « stand by » mais de formations à la carte, créatrices d’avenir pour le jeune et pour le pays.
C’est à l’aune de ces conditions que la pérennité du pays peut être garantie. Haiti se doit de se redresser, de se réinventer, elle l’a prouvé par le passé. Rien ne serait pire que de répéter les erreurs du passé en feignant de croire qu’elles pourraient produire un effet bénéfique. Enfin fallait-il le rappeler, quand un pays n’arrive plus à retenir sa force vive, il finira par perdre son avenir.