Bon nombre de situations où nous vivons ne sont pas du hasard. Les comprendre implique une analyse plus objective que le simple recours à la sensation, au fanatisme et au clientélisme politique.
La gouvernance publique d’abord vise le bien être des citoyens. Elle implique la gestion rationnelle de l’État et la protection du bien commun.
Pour protéger l’intérêt général et le bien commun, l’État dispose des pouvoirs à travers l’administration pour agir. Les biens communs dont on confie à l’État la gestion, appartient à tous. C’est parce que les biens de l’État appartiennent à l’ensemble de la collectivité que la lutte contre corruption doit être menée par l’État à travers les institutions de contrôle destinées à cette fin. Cependant aucun citoyen, aucun groupe de citoyens, aucune autorité établie ne peut utiliser l’État et ses instituions pour persécuter ou ternir la réputation les citoyens au nom de la lutte contre la corruption ; celle-ci devant avant tout être menée avec sérieux au nom du respect du bien commun.
Dans cet ordre d’idées, l’État ne doit pas être injuste. Il a un devoir de protection. Il doit respecter les droits des citoyens dont il est censé être le garant. On a pas besoin d’être César ni partisan de César pour le comprendre. Il importe peu d’être partisan des Vorbe ou de n’ importe quel citoyen en difficulté, pour le défendre. On doit être sur le terrain de la protestation et de la contestation citoyenne et judiciaire à chaque fois l’Humain est en danger.
L’État détient le monopole de la contrainte physique (Max Weber) mais il n’est pas un monstre qui dévore les citoyens. Cette fonction ne peut être exercée que dans le cadre de la loi. Dans ces circonstances, la justice doit limiter les risques d’arbitraire et d’absolutisme, et il appartient à la loi de régler l’usage de cette force dans les relations entre l’État et les citoyens (Hans Kelsen). La justice est le cadre institutionnel dans lequel on règle les différends. Chaque citoyen, lorsqu’il se présente devant l’autorité appelée à décider, doit avoir la certitude que son cas sera équitablement entendue. L’autorité politique doit être elle-même soumise à la loi au même titre que le simple citoyen. C’est la définition même de l’État de droit. L’emprise du pouvoir exécutif sur la justice met en danger les droits fondamentaux des citoyens.
Conséquence d’une politique libérale
La politique de l’administration du Président Moise visant à restituer à l’ État ses biens est tout à fait légitime. Reprendre l’État et le mettre au service des citoyens est une action normale, régulière et légitime de la part du Président. Au cours de ces 25 dernières années, l’État d’Haïti a été dépouillé de ses ressources, ce qui l’empêche de répondre à ses responsabilités. Cette incapacité de l’État à répondre aux demandes des citoyens, est le fait de la mauvaise gouvernance mais surtout de la liquidation des entreprises publiques haïtiennes sous le gouvernement de René Préval. Tout le mal d’Haïti ne vient pas de là mais en partie. Cette décision de brader les entreprises publiques était intervenue suite au diktat des institutions financières internationales dont le Fonds monétaire internationale, la Banque mondiale et la Banque inter-américaine de développement, au nom de la globalisation d’essence américaine. La politique d’ajustement structurel imposée par ces institutions financières, dépouille Haïti de sa substance. Le pays est aujourd’hui nu comme un verre, donc incapable de répondre à ses demandes sociales devenues chaque jour plus grandes. Cette décision de libéraliser l’économie sans se protéger, laisse derrière elle de nombreuses victimes. Elle anéantit le peu d’acquis sociaux qu’on avait obtenus aux prix de grands sacrifices. Ce sont ces exclus de la politique néolibérale, ces oubliés, ces laissés-pour-compte et leurs fils qui peuplent aujourd’hui les quartiers précaires. Profitant de leurs conditions précaires, certains hommes politiques et certains membres du secteur privé les ont transformés en assassins dans cette nouvelle économie criminelle, sans principes et sans règles. C’est à l’intérieur de cette économie de la corruption qu’il faut comprendre le discours politique actuel et le positionnement des acteurs. Cette politique néolibérale imposée à nos gouvernants est lourde de conséquences sociales.
La réponse à la globalisation, ce n’était pas la fermeture des frontières aux multinationales, au commerce international et aux flux des échanges, comme préconisait une certaine gauche, mais de se demander comment s’inscrire dans ce grand ensemble global sans avoir rien à offrir et à y échanger ? Tout cela a été rendu possible parce que Haïti a des élites qui la considèrent comme une colonie d’exploitation et de plaisirs insensés. Tout se passe comme si le Code pénal haïtien récemment publié par le gouvernement haïtien rentrait dans la stratégie de l’international pour Haïti. Dans le cadre de la division du travail, le tourisme sexuel et la multiplication des zones franches sur le territoire national semblent constituer le seul rôle assigné à notre pays.
Éviter l’absolutisme
La lutte contre la corruption doit être globale et non sélective. Elle doit être menée contre tous ceux et celles qui sont soupçonnés de vol de biens de l’État. La corruption gâche les potentialités et détruit les rêves. La lutte contre la corruption doit être celle de l’État contre les boss de la criminalité organisée non celle du Président Moise contre les Vorbe.
On ne peut pas mobiliser l’État, ses institutions, la puissance publique contre un citoyen parce qu’on a un règlement de comptes politique à faire et/ou parce qu’on veut bannir un adversaire politique. Cela s’appelle de l’absolutisme. Dans sa lutte contre la corruption, l’absence de résultat nuit à la démarche de l’ exécutif et fait douter les citoyens quant au vrai mobile des actions dirigées contre les Vorbe.
Le Président Moise aurait pu attirer la sympathie de son peuple, s’il n’était lui-même pas indexé, à tort ou à raison, dans une affaire de corruption, s’il avait obtenu un consensus minimal dans la société pour s’attaquer aux barons de l’oligarchie économique en panne de sympathie au niveau des masses populaires haïtiennes. Ce manque de légitimité politique le fragilise et l’expose au moindre coup de force. La solitude de l’action politique conduit toujours à la pente descendante. En politique, on peut avoir raison et perdre.
Dans le cadre de la protection du bien commun dont l’État est le gestionnaire, la Sogener ou n’importe quelle compagnie, partenaire de l’État, peut être poursuivie pour corruption, dans la mesure où l’État détient des faits justifiant que le contrat ou les prêts faits par cette compagnie ont été obtenus à partir des critères non objectifs mettant en péril l’intérêt général. Puisque le crime de corruption ne peut engager la responsabilité d’une seule personne, il est anormal que les Vorbe soient les seuls à être mis en cause dans une affaire impliquant l’État au plus haut niveau. Où sont passés les dépositaires de la puissance publique qui avaient engagé l’État dans ce contrat où l’intérêt général a été bafoué depuis des années ?
Dans ce même registre, il doit montrer que la personne à l’époque dépositaire de l’autorité publique chargée d’une mission de service public, avait un intérêt quelconque dans la transaction. L’État doit posséder un dossier de corruption et ne doit pas utiliser la puissance publique qu’il détient à des fins arbitraires ou pour écraser les citoyens.
Affaire Sogener : un dossier confus
Les citoyens peuvent être perplexes tant que cette question paraît confuse. Ils n’ont pas besoin d’être avocats pour comprendre la stratégie mise en place. Du point de vue procédural, il apparaît anormal qu’une même affaire, sous le camouflage d’une action nouvelle, soit en traitement devant deux juges. Il est à se demander où trouve -t- on le dernier juge qui statue sur cette affaire, après que les avocats de l’État ont récusé en bloc le Tribunal de première instance de Port-au-Prince ? C’est du cynisme judiciaire.
Faut-il rappeler que notre justice est une justice de procédure non une histoire romanesque ! L’habilité des avocats de l’État manque à mon sens de structure et comporte trop de mystères. D’un coté, il y a certes maladresse juridique et de l’autre machination politique. Dans tous les cas de figures, le tribunal doit faire preuve d’indépendance et de neutralité. Il ne doit pas tomber dans le piège des parties au litige ni rentrer dans un jeu qui pourrait conduire à la déconsidération de la justice.
Tout compte fait, le dossier a été introduit devant la justice avec un pêché originel en raison de la matière évoquée. On dénote une confusion entre un contrat administratif et un contrat de droit privé, entre la responsabilité pénale des actionnaires et la société, le contentieux civil et administratif.
Dans la poursuite de l’intérêt général, la loi accorde à l’administration des pouvoirs exorbitants. Elle possède le pouvoir de résiliation unilatérale. L’administration est tenue de respecter les intérêts de son partenaire en cas de résiliation. Cette sanction peut être exercée aux torts du cocontractant. Suivant le contrat en cause, cette résiliation ne pourra être prononcée que par un juge ou autre institution décidée par les parties.
Selon certains avocats, en réalité, le dossier en examen devant le juge Matthieu Chanlatte est celui pendant devant le juge Merlan Belabre. Il y a tout simplement camouflage. Autrement dit, ce sont les mêmes parties, les mêmes faits dissimulés, c’est la même action pendante devant le premier juge qui a été reprise sous d’autres formes avec l’intention de traquer l’adversaire. En matière de procès, on peut tout essayer, tout demander, mais c’est le juge qui décide de faire droit ou non aux demandes des parties. Le procès est une question de stratégie mais cette situation ne concourt pas à l’intérêt de la justice. Au point de vue l’ éthique, l’ avocat doit contribuer à la manifestation de la vérité. Il ne doit pas amener le juge à prendre une décision non conforme à la loi.
Un cas d’iniquité juridique
Ceci dit, la manière dont la question a été introduite devant la justice par le gouvernement pose problème. La question ressemble étrangement à un règlement de compte. L’administration dispose des privilèges exorbitants lui permettant d’agir au nom de l’intérêt général. Le gouvernement, en recourant à des manœuvres politiques, décrédibilise l’action de l’État et met du même coup la justice à genoux.
L’utilisation de la justice à des fins politiques, l’imposition arbitraire de la volonté du Président Moise à la famille Vorbe, pour plus d’un, est la manifestation d’un pouvoir dominateur et absolu. Il est paradoxal que la justice soit transformée en un pouvoir dominateur. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire qui assure la gouvernance du Judiciaire doit arrêter ces dérives et éviter d’être l’outil d’un pouvoir arbitraire.
L’intervention forcée ou conditionnée du juge Mathieu Chanlatte dans le cadre de ce bras de fer ne va pas sans soulever quelques interrogations. Du point de vue juridique, sa décision crée une inflation de juges et de tribunaux. Comment expliquer l’intervention d’un autre juge dans une affaire qui est déjà en traitement devant un autre au sein du même tribunal? C’est un cas d’iniquité juridique qui remet en cause le principe fondamentale d’ une bonne administration de la justice
Le respect du principe de l’équité est fondamental à toutes les phases de la procédure. Quand une personne est sanctionnée pour une infraction, il l’est en fonction de règles qui ont été conçues au terme d’un processus dans lequel il est représenté. C’est le principe de la défense pleine et entière.
En vertu de l’article 18 de la Constitution, nous nous accordons tous pour reconnaître l’égalité des citoyens de la loi et devant les tribunaux. Personne dans un procès ne peut posséder un statut supra-juridique. Le principe de l’équité du procès fait partie des droits fondamentaux de la personne humaine érigé en principe général du droit. En matière des droits humains, le droit individuel prime sur le droit étatique.
Tout juge est juge de l’équité en raison de l’adhésion de notre société aux principes de l’État de droit. Nos gouvernants et nos lois peuvent être injustes. Il revient à la justice de corriger les injustices dans la société. Elles peuvent être le fait des hommes ou des lois. Comment un juge d’instruction qui enquête à charge et à décharge peut décider de confisquer, pratiquer la saisie des biens d’un citoyen ou bloquer ses comptes sans que celui-ci ne dispose d’indices suffisants justifiant la tenue d’un procès dans un temps relativement court ? C’est le surgissement de l’animal déraisonnable. Cette situation provoquée par une structure d’intrigue gouvernementale déclasse ce juge d’instructeur. En dehors de la loi, on constate qu’il veut aller vite dans une route devenue chaque jour dangereuse.
Difficulté de la justice haïtienne
Le cas Sogener est révélateur des difficultés de la justice haïtienne, placée aux ordres des deux pouvoirs politiques. L’atmosphère haïtienne démontre que peu d’engagement a été pris dans le sens de l’affranchissement de la justice haïtienne. Elle reste une arme d’oppression entre les mains des classes dominantes et dirigeantes. Or, la constitution de 1987 avait jeté les bases d’une justice refondatrice.
L’échec de ce tournant intellectuel et moral est le fait que nos hommes politiques et les organisations de la société civile n’ont jamais voulu de magistrats intègres et indépendants. C’est parce que leur intégrité et leur honorabilité pourraient inquiéter les tenants du système traditionnel. C’est la raison pour laquelle on s’oppose à la légitimité de ces derniers par leur désignation par les Assemblées territoriales dans lesquelles la participation du peuple dans la sphère publique est consacrée par la Constitution.
Le décret de 1995 sur la magistrature les met à genoux et détruit le principe démocratique qui leur donne une certaine proximité avec le suffrage universel. C’est l’indépendance de la justice qui donnera à nos magistrats l’autorité voulue pour juger avec impartialité et équité. Les conditions actuelles de leur nomination et celles dans lesquelles ils assument la fonction de juger ne les mettent pas à l’abri des besoins et des tentations. Ils ne peuvent pas être des magistrats soumis incapables de dire l’équitable et le juste. Cette situation, comme on vient de le dire, est due à un défaut d’affranchissement du pouvoir judiciaire du politique qui tente de passer des ordres aux magistrats pour des affaires individuelles ou politiques sensibles (Mirlande H Manigat, traité de droit constitutionnel). Donc, la justice chez nous n’est ni une autorité, comme les associations de magistrats veulent la transformer, ni un pouvoir comme la Constitution le précise. Placés dans une situation de courtisans permanents du Pouvoir exécutif, nos délégataires de la souveraineté nationale (article 58 de la Constitution) ont tout simplement failli à leur mission. Le progrès ou l’affranchissement de la justice ne peut s’obtenir que par des batailles juridiques, politiques et même physiques.
Tout le monde cherche à influencer la justice et la mettre sous coupe réglée. L’opposition fait du dossier PetroCaribe son cheval de bataille. Le pouvoir utilise le dossier de l’électricité pour écraser ceux qui s’opposent à son administration. Le droit pénal dans les deux cas est absent. Le procès pénal est dominé par deux grands principes : la présomption d’innocence et la réputation de l’accusé. Comment obtenir réparation quand l’image de quelqu’un a été sévèrement écorchée ? Le dossier Sogener comme celui du PetroCaribe seront lourdes de conséquences juridiques pour l’État. Chez nous, l’État n’est pas sérieux. Les dossiers ne sont pas traités avec rigueur, sérieux et compétence. Si les actions menées dans le cadre de la lutte contre la corruption ont pour cibles les adversaires politiques, il y a risque que les corrupteurs et les corrompus bénéficient de la sympathie de la population, ce qui favoriserait l’impunité.
Pour une reconstruction politique et institutionnelle
Dans ce déploiement offensif du gouvernement du PHTK et le repli défensif de la famille politique de René Préval, quel projet se cache derrière tout ça ?
Les agendas se profilent. L’épreuve commence. Un parcours d’obstacles où tout va se jouer. La nation haïtienne est assaillie par tant de luttes politiques et de conflits chez les élites, qui laissent de côté l’intérêt général. L’absence de résultats et de vision est partout. À qui donc donner nos préférences et notre suffrage ?
Il se trouve que la famille politique de René Préval et « Tèt Kale » constituent deux absurdités historiques dont la marque de fabrique est la bêtise humaine la plus achevée. Au-delà de cette déchéance constatée, l’urgence appelle à une radicalité pour reposer les questions sociales et économiques afin de parvenir à une reconstruction politique et institutionnelle à laquelle j’ai souscrit.
Par-dessus tout, il y a donc l’Humain à protéger et à défendre contre toute forme de barbarie. Sur le terrain des droits, des valeurs et des principes minés par un pouvoir hors norme, loin des tactiques partisanes, c’est enfin pour dire non à la barbarie judiciaire consolidée par l’Exécutif haïtien que la manifestation de la solidarité du peuple envers la famille Vorbe visiblement traquée, devient une nécessité contraignante dans le combat pour le respect des droits dans notre société.
La finalité de l’histoire, ce sont les droits fondamentaux de la personne humaine, a enseigné mon ancien professeur de droit international public avancé à l’Université de Montréal et à l’Académie de droit international, Daniel Turp. Mais au regard des prétentions creuses totalitaires, il me semble que c’est la perspective dans laquelle l’homme du futur doit s’inscrire.
Me Sonet Saint-Louis av
Doctorant en droit
Université du Québec à Montréal
Diplômé en philosophie à l’École normale supérieure.
Professeur de droit constitutionnel Université d’État d’Haïti.
Professeur de droit des affaires UNIFA
Sonet43@hotmail.com
Tel 37368310
29 juillet 2020.
Sous les bambous de La Gonave