Il y a, dans le nord d’Haïti, une spectaculaire forteresse, construite au tout début du XIXe siècle, perchée sur les hauteurs, pas loin de Cap-Haïtien, dans le nord du pays, que l’on rejoint après une longue montée à cheval. La citadelle La Ferrière est colossale, un tour de force architectural, le plus important ouvrage militaire des Caraïbes. Franchement plus impressionnant qu’un autre ouvrage militaire que nous connaissons bien, la citadelle de Québec, construite quelques années plus tard.
Non, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas une chronique touristique ! Mais cette forteresse me permet de parler d’Haïti d’une autre façon. Les images qui frappent le plus l’imagination, quand on met les pieds dans ce pays, c’est le désordre, la misère, le chaos. C’est bien vrai, mais cela nous fait oublier un élément central de la réalité haïtienne : la richesse de son histoire et sa grandeur.
La visite de la Citadelle m’a aidé à comprendre bien des choses sur Haïti, et à comprendre ce que voulait exprimer notre vice-première ministre, Dominique Anglade, quand elle a réagi, sur sa page Facebook, au méprisable « shithole » du président Trump : « Que des leaders politiques se permettent aujourd’hui de dénigrer de façon éhontée cette nation haïtienne ne fait que témoigner de leur ignorance face à l’apport de ce pays. De l’abolition de l’esclavage à l’émancipation des peuples noirs, de la libération de l’Amérique latine aux contributions littéraires, sociales et scientifiques, Haïti a été partie prenante de nombreux combats qui ont marqué notre humanité. »
Ce passé glorieux explique encore bien des choses, comme la richesse de la culture haïtienne ou la capacité de ce petit pays si pauvre à produire autant d’universitaires, de penseurs, d’artistes.
Malgré sa pauvreté, Haïti dispose d’un énorme capital historique et culturel.
La construction de la Citadelle a commencé tout juste après l’indépendance d’Haïti, en 1804, sous la houlette d’Henri Christophe, qui fut président et ensuite roi du nord du pays. Cet ouvrage de défense, conçu pour protéger la nouvelle nation d’une contre-attaque française, n’a jamais servi à des fins militaires. Mais c’était aussi un symbole d’affirmation un peu fou, excessif, pour une nation naissante qui avait réussi à battre les armées napoléoniennes, à s’affranchir de la domination coloniale – le deuxième pays des Amériques à le faire après les États-Unis –, à obtenir son indépendance, à être le premier pays à se libérer du joug de l’esclavage. Sans le soutien d’Haïti, Simon Bolivar n’aurait pas pu triompher dans la lutte pour l’émancipation des colonies espagnoles d’Amérique latine.
Ce riche passé a cependant un effet pervers. Il contribue aussi à nourrir un sentiment d’échec parce que ce moment de grandeur n’a pas duré longtemps. D’une certaine façon, Haïti a vécu le contraire de ce qu’a vécu le Québec. Au moment de la Conquête, en 1759, la Nouvelle-France était une colonie relativement pauvre, qui n’était ni un objet de fierté ni une priorité pour la couronne française. On ne comptait que 8000 habitants à Québec et 4000 à Montréal. Au même moment, ce qu’on appelait alors la perle des Antilles était le joyau de l’empire colonial français, prospère, brillante, avec son demi-million d’habitants.
Quand les Québécois regardent leur passé, ils mesurent leur progrès. Pour les Haïtiens, à bien des égards, c’est l’inverse.
Si leur court moment de grandeur est un motif de fierté, le long déclin qui l’a suivi depuis deux siècles nourrit l’amertume.
Qu’est-ce qui s’est passé ? D’abord la fragilité de l’alliance qui a permis de renverser l’ordre colonial. D’un côté, les élites non blanches, mulâtres et affranchis, de l’autre, les esclaves noirs. Rapidement, cette élite s’est substituée aux maîtres blancs pour installer un autre système de domination. Peut-être aussi parce que cette indépendance s’est faite trop tôt, ce qui l’a privée du progrès – industrie, infrastructures – que les pays européens ont finalement exporté dans leurs colonies. Parce qu’il y a eu rupture quand les Blancs ont été chassés. Parce que la France a imposé à Haïti le remboursement d’une dette colossale qui a appauvri la jeune nation.
Mais surtout cette indépendance s’est faite dans le chaos. Dès le début, le pays s’est coupé en deux, pour ensuite être dirigé, tout au long du XIXe siècle, par une succession de rois, d’empereurs, de présidents ineptes et de dictateurs. Le XXe siècle a été de la même eau, avec une occupation américaine de 1915 à 1934, et d’autres despotes. Il y a eu un moment de grâce dans les années 40 et 50 – un essor culturel, un développement de l’éducation, le premier président élu au suffrage universel, Paul Magloire. Mais le pays a replongé avec la dictature des Duvalier, père et fils, de 1957 à 1986.
Les deux décennies qui ont suivi n’ont pas été moins tourmentées. Bébé Doc a été remplacé par la junte militaire d’Henri Namphy, ensuite un président élu qui a survécu deux mois, un autre coup d’État, celui de Prosper Avril, chassé par la pression internationale, la victoire électorale pleine d’espoir du président Jean-Bertrand Aristide, en 1990, chassé au bout de neuf mois par un autre coup d’État, celui de Raoul Cédras, une autre intervention militaire américaine, en 1994, qui a mené à une période de calme relatif avec René Préval et Aristide, jusqu’à ce que la corruption et le désordre poussent celui-ci à l’exil et mènent à l’arrivée des Casques bleus en 2004.
Les dernières années ont heureusement été plus calmes, sans pour autant faire d’Haïti un pays bien dirigé. La deuxième présidence de René Préval, suivie de celle du chanteur Michel Martelly, sans expérience politique, et maintenant celle de Jovenel Moïse, un producteur de bananes pas plus expérimenté, ont toutes été marquées par des crises constitutionnelles qui ont paralysé l’appareil politique. Depuis 2004, Haïti a eu droit à trois présidents, deux présidents par intérim et 15 premiers ministres. Bref, un peu plus de démocratie, mais beaucoup d’impuissance.
Un autre élément, difficile à décoder, est la structure de classe d’Haïti, qu’on peut décrire, en simplifiant beaucoup, avec ses élites mulâtres, à la peau pâle ou très pâle, souvent très européanisées, et une population à la peau foncée.
Ces élites ont pris le relais des colons blancs dont ils ont largement adopté les pratiques.
Encore de nos jours, ils constituent moins une classe entrepreneuriale qui crée de la richesse et développe l’économie qu’une caste de rentiers, de commerçants, de propriétaires terriens, assis sur leurs privilèges. La coupure est encore présente, comme si deux peuples coexistaient sur le même territoire.
Cette coupure, je l’ai ressentie, avec malaise, lors d’un excellent spectacle d’un groupe haïtien très connu, RAM, à l’hôtel Oloffson, l’hôtel le plus pittoresque de Port-au-Prince. Le chanteur du groupe, Richard Morse, de père portoricain et de mère haïtienne, connu d’abord comme musicien protestataire lors de la dictature de Cédras, chante en créole de la mizik rasin, de la musique racine, inspirée des traditions vaudoues.
Richard Morse est aussi le patron de l’hôtel. C’est aussi le cousin de l’ancien président, Michel Martelly, et il a fait partie de son gouvernement, ce qui donne l’impression qu’on est dans un petit monde tissé très serré. Et dans la salle, des Haïtiens surtout mulâtres, des étrangers, surtout des coopérants – Médecins sans frontières et autres – dont les jeeps remplissent le parking. Comme si on était sur une autre planète, dans une bulle, coupée du reste du pays.
Ajoutez à cela le fait qu’Haïti a perdu une bonne proportion de ses citoyens les plus prometteurs qui ont quitté le pays, pour fuir les dictatures ou pour aspirer à une vie meilleure.
Et n’oublions pas la corruption. La dernière édition du rapport annuel, en février, de Transparency International sur la perception de la corruption, classait Haïti au 157e rang sur 180. Un fléau qui affaiblit le pays et freine le développement.
Pour coiffer le tout, c’est comme si Haïti était maudit des dieux, frappé, à répétition, par des catastrophes naturelles dont l’impact s’explique en partie par l’intervention humaine – déforestation, habitations précaires, infrastructures inadéquates. Des pluies diluviennes, notamment celles de 2004, des ouragans année après année, dont Matthew en 2016, et bien sûr le tremblement de terre de janvier 2010. Sans oublier des fléaux comme le choléra.
Tout cela mène à une question. Est-ce irréversible ?
Qu’est-ce que ce pays peut faire pour s’en sortir ?
Et surtout, est-il capable de s’en sortir ? C’est ce que nous essaierons de voir demain.
ALAIN DUBUC