Bienvenue en Haïti où sans que vous vous y attendiez, un inconnu vous prend par la main, en pleine rue, et vous force à monter une voiture. Rassurez-vous, cela n’a rien d’un kidnapping; c’est plutôt quelqu’un chargé de remplir le tap-tap dont il est responsable, afin que d’autres comme lui, ne s’emparent de ses potentiels clients avant lui. “Gen yon non pou moun sa yo wi”; certains les appellent “Nèg k ap chaje machin yo”, mais le nom générique est bien “Bèfchenn”. Ces derniers, loin d’être de simples individus lambda, pourvoient, dans la majorité des cas leur famille, où ils ont femmes et enfants à leur crochet, avec comme principal source de revenu, leur recette journalière.
Quelque part dans la capitale, dans un point de stationnement, plusieurs tap-tap sont là à attendre, attendre que des passagers remplissent les sièges, attendre que l’automobile soit “plein”, parfois plein à craquer, avant de quitter les lieux pour entreprendre tel ou tel parcours. Dans ce même périmètre, on entendra plusieurs voix, de tonalités différentes, indiquer aux passants, de potentiels passagers, tel ou tel circuit. Ces hommes, parfois jeunes, selon la capacité qu’ils ont de convaincre, parviendront, en un rien de temps, à remplir la voiture. Un manège qui n’est cependant pas gratuit. En effet, les “bèfchenn” sont payés en fonction du prix fixé pour le circuit dont ils s’occupent. Une recette qui varie donc en fonction du circuit.
Vous vous demandez sûrement pourquoi tous les “bèfchenn” ne se retrouvent pas tous là où le circuit est plus rentable. A cela on vous répond donc, que chaque circuit compte ses “bèfchenn”. Ces derniers, selon un accord tacite, ne verront pas d’un bon oeil, un visage inconnu dans leur secteur, s’adonnant à la même activité. “Lari a gen prensip patou. Nèg la pa ka sot kote l sòti, pou l vin chaje machin nan zòn mwen. Pyès nèg p ap dakò sa nan bren. Menm nou menm nou gen lè nou” raconte Samuel, l’un des garants du circuit Pétion-ville de la station de Frères. Ils travaillent en effet selon des tranches d’heures différentes. Certains sont là dans là dans la matinée, d’autres dans le courant de la journée, et une autre partie vient dans la soirée. “Nèg pa pran lè nèg, ka gen gwo goumen pou sa” continue Samuel.
Une maudique somme, voilà ce que représente la recette des “bèfchenn’. Pourquoi tiennent-ils tant à leur boulot alors? ” A cela Patric répond: “Sa n ap fè a la, se avè l nou okipe madanm nou, pitit nou. Mwen m gen 3 ledi sou kont mwen; madanm mwen ak 2 pitit fi. Se lavi bèfchenn nan ki ede m jere yo”. Ces jeunes gaillards, avec l’argent de la journée, participent à ces pratiques appellées “sòl” ou “sabotay”, et surviennent ainsi à leur besoin ainsi qu’au besoin de leur famille.
Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux vomme travail à faire, mais cependant, il est rare que les “béfchenn” ne fassent pas recette durant une journée. “Se sèl lè gen grèv nou pa fè kòb” témoigne Jimmy. Si tout va bien, aucune crise à l’horizon, aucune grève annoncée, pas question pour un “bèfchenn” de passer une journée sans avoir quelque chose à se mettre sous la dent. D’autre part, certains prétendent que le boulot n’est pas qu’ avantage; les conducteurs d’autobus leur jouent parfois de sales tours; certains ne les paient pas à temps, ou ne les paient pas du tout, et d’autres leur manquent d’égard parfois. Des situations auxquelles ils font face pesque chaque jour. “Yo pa souvan ba nou respè a; dayè non bèfchenn nan se yon jon pejoratif. Se manadjè lari a nou ye” confie Paul.
Par ailleurs, s’ils ont maille à partir avec les chauffeurs, les “bèfchenn” ne sont pas toujours appréciés des passagers. Notamment par rapport à cette habitude de prendre subitement la main de ces derniers et de les contraindre à monter telle ou telle voiture. “Pafwa yo pa menm konn kote w prale, y ap boure w nan machin nan” se plaint une dame.
“Il n’y a pas de sot métier” dit-on. Et quand ce dernier permet à celui qui le pratique d’être de nourrir plusieurs bouches, qu’a-t-on à reprocher?
D.H
N.B. Les noms utilisés sont des noms d’emprunt