Engagé à fond dans le processus visant à réviser en profondeur la loi-mère vieille de 31 ans, Jerry Tardieu appelle de ses vœux au développement d’Haïti à tous les niveaux. Réaliste face à l’avenir du pays, l’élu de Pétion-Ville croit au pouvoir de l’action collective.
Par Georges Allen
Jerry Tardieu est né en Haïti le 13 juillet 1967. Entrepreneur profondément engagé dans la vie économique, sociale, académique et associative, il est également auteur. Élu député aux élections de 2015, Jerry Tardieu a été auparavant président du Comité des relations internationales de la Chambre de commerce et d’industrie d’Haïti dans les années 2000. Président de la commission spéciale sur les amendements de la constitution, structure parlementaire de neuf membres mise en place en 2017, l’élu de Pétion-Ville et ses pairs ont déjà présenté un rapport de travail salué par différents secteurs de la vie nationale. Son succès, le PDG de l’hôtel Royal Oasis ne l’a pas volé. Homme d’action, Jerry Tardieu a été récipiendaire du prix «Jeune entrepreneur de l’année », octroyé par le Ministère de l’éducation nationale en 1993, membre du Caribbean Leadership Group (GLC) en 1996; récipiendaire du Harvard-Sogebank Fellowship Award…
L’INTERVIEW
Peut-on supposer que la nécessité qu’il y a aujourd’hui de réviser en profondeur la Constitution découle de son âge ?
« Je pense que c’est une nécessité au regard du constat généralisé que la Constitution de 1987, même dans sa version amendée, est surannée, obsolète et dépassée. Elle a fait son temps. Au niveau de la société dans son ensemble, il y a une majorité de secteurs, de personnalités, d’observateurs avisés qui sont d’avis qu’il faut la réformer, la réviser. La sortie du rapport de la Commission spéciale sur l’amendement de la Constitution a généré deux courants de pensée. Un courant de pensée porté par ceux qui sont, selon moi, les partisans du changement. Cette catégorie inclut ceux qui veulent soit une nouvelle Constitution soit une Constitution amendée. Le second courant est porté par ceux que j’appelle le camp anti-changement. Pour cette catégorie, la Constitution n’a aucun problème. Ils se complaisent dans ce système, dans ce régime dépassé et rétrograde qui ne facilite pas une déconcentration effective, qui fait du président de la République un mineur non assujetti à la reddition de comptes; qui confère des pouvoirs énormes au Parlement, en créant surtout des espaces où certains viennent s’engouffrer pour négocier des postes de ministres dès lors qu’il y a un vote sur la ratification de l’énoncé de politique générale du Premier ministre. Donc, la seconde catégorie est plutôt à l’aise avec ce système qui regorge de corrompus et de corrupteurs, où l’appareil judiciaire est biaisé; où la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif ne joue pas son rôle efficacement; où la question de décharge est laissée au soin du seul Parlement qui en a fait depuis trente-et-un ans un instrument politique pour bloquer, écarter de la scène politique des hommes et femmes qui avaient servi le pays à des postes de ministre. »
« C’est aujourd’hui une nécessité absolue de réformer et de réviser en profondeur la Constitution de 1987, même dans sa version amendée, puisqu’elle est surannée, obsolète et dépassée.»
Est-ce que vous voulez insinuer que la demande d’une nouvelle Constitution est quasi unanime?
« Nous avons fait durant un an une consultation nationale pour rencontrer les forces vives de la nation en Haïti comme dans la diaspora, et ce, pour avoir leurs opinions, leurs remarques, leurs observations. Nous pouvons dire que les propositions d’amendements que nous avons faites sortent à 95 % de la société civile. Ceci dit, ce ne sont pas des propositions qui viennent d’une commission parlementaire, elles sont signées et avalisées par une commission de neuf membres certes, mais formulées à partir d’un matériel essentiel que représentent les remarques et opinions des différents secteurs de la société civile. Nous estimons avoir fait œuvre qui vaille. Le pourcentage de la population qui estime qu’il ne faut pas toucher à la Constitution est très infime, inclus aussi celles et ceux qui se complaisent dans le statu quo. En revanche, une large majorité applaudit nos propositions qui vont dans le sens d’un amendement substantiel. »
Dans la perspective des amendements constitutionnels, est-ce que vous prévoyez une possibilité pour quelqu’un qui a été président de briguer un autre mandat consécutif?
«Au sein de la commission, nous avions essayé de trouver un consensus sur toutes les propositions. Cela dit, sur les trente recommandations que nous avons faites, nous avons eu un consensus. Sur certains points, comme celui du mandat présidentiel par exemple, la commission était divisée en deux. D’un côté, cinq de ses membres étaient contre la possibilité pour un président de briguer deux mandats de manière consécutive, et les quatre autres étaient pour que le chef de l’État puisse se succéder à lui-même. N’ayant pas pu trouver un consensus sur ce point précis, nous nous sommes mis d’accord pour laisser à l’Assemblée le soin de débattre sur la question. »
Ne pensez-vous pas que si l’on permettait au président de la République de faire deux mandats consécutifs cela favoriserait la continuité de l’État ? Aux États-Unis ou en France par exemple c’est permis…
« Je crois que vous avez raison en ce sens que souvent un président de la République, arrivé à un an ou un an et demi de mandat, se retrouve dans une course folle pour s’assurer qu’il fasse une passe en retrait à un ami de sa famille politique ou à un dauphin qu’il aura choisi lui-même. À ce niveau-là, on comprend que le chef de l’État n’a pas la capacité de rentrer dans des dossiers qui nécessitent des réformes sérieuses sachant que son temps est limité. Tous ceux et toutes celles qui sont pour que le président puisse faire deux mandants consécutifs ont insisté sur l’idée qu’aujourd’hui Haïti est arrivé à un stade tellement avancé de misère et de pauvreté que nous devons nous assurer à l’avenir que celles et ceux qui seront élus par le peuple auront le temps de travailler à mettre en place les structures et les réformes qu’il faut, au lieu de passer leur temps à penser à des stratégies pour faire élire leur poulain. »
S’agissant des propositions qui sont sur le tapis, l’une d’entre elles prévoit de changer le poste de Premier ministre par la Vice-présidence…
« Nous avons analysé la Constitution sous trois angles : le régime politique, la gouvernance administrative et ce que nous appelons les questions spécifiques ou critiques. Sur la question relative au régime politique, nous avons décidé de proposer que soit éliminé le poste de Premier ministre au profit d’une Vice-présidence pour rendre la gouvernance plus efficace et plus fluide. Pour responsabiliser le chef de l’État au plus haut niveau afin qu’il ne soit plus mineur comme il l’est aujourd’hui, afin d’éliminer les espaces de marchandage à travers lesquels certains députés et sénateurs se faufilent pour négocier, lors des nominations de Premier ministre en attente de ratification d’énoncé de politique générale, des postes de ministres et de directeurs généraux. »
Il est aussi question de retirer quelques prérogatives entre les mains du Parlement…
«Nous aurions aimé que le Parlement soit toujours fort mais qu’il ne soit pas dans une relation collusoire malsaine avec l’Exécutif. Il faut mettre des garde-fous. Il faut mettre fin aux espaces de marchandage. Il faut sauver le Parlement malgré lui. Comme je le dis toujours, le problème ce n’est pas le Parlement en soi, ce sont souvent les élus. Je questionne la passivité dont fait preuve notre jeunesse lors des élections. Elle est majoritaire mais ne va pas voter. Donc, c’est ce qui explique que nous ayons autant d’élus qui arrivent au Parlement sans grande compétence, sans intégrité, sans honnêteté, sans expérience et sans un vrai désir de servir Haïti et non se servir.»
DATES CLÉS 13 juillet 1967 Né en Haïti 1996 Intègre le Caribbean Leadership Group 2000 Président du comité des relations de la CCIH 2015 Élu député de la circonscription de Pétion-ville 2017 Président de la Commission spéciale sur les amendements de la constitution |
Dans les propositions, il est aussi question de réduire le nombre pléthorique d’élus…
« C’est là aussi une question qui n’a pas fait l’unanimité. Il y a trois courants de pensée. Ceux qui veulent qu’on garde la structure telle qu’elle est, avec 119 députés et 30 sénateurs ; ceux qui ne trouvent aucun inconvénient à ce que l’on garde la structure telle qu’elle est mais souhaitent toutefois qu’on arrive à rééquilibrer les pouvoirs du sénat et de la chambre des députés (le sénat étant détenteur de trop de pouvoirs selon eux) ; et enfin ceux qui estiment qu’il faut réduire le nombre de parlementaires, à savoir : un député par arrondissement, un sénateur par département. Il faut dire que la troisième proposition à la cote auprès des différents secteurs rencontrés à l’issue des consultations engagées par la commission spéciale. »
Que peut espérer la diaspora haïtienne dans les amendements constitutionnels en vue?
« La diaspora haïtienne est l’un des secteurs de la population ayant le plus bénéficié des propositions que l’on a faites. La diaspora est bénéficiaire tant au niveau des dispositions envisagées pour qu’elle puisse siéger au Parlement afin de défendre les intérêts des Haïtiens vivant à l’étranger, tant au niveau de celles relatives à la question cruciale de la nationalité. Avec ces amendements tels qu’ils sont proposés, nous allons éliminer la catégorisation des Haïtiens qui est une disposition discriminatoire de la Constitution qui parlent des Haïtiens et des Haïtiens d’origine. Dans la révision constitutionnelle, on prévoit une seule et unique catégorie d’Haïtiens. Dès lors que vous êtes né de père et de mère haïtiens, vous êtes Haïtien de naissance, avec tous les droits et devoirs liés à ce statut d’Haïtien. En d’autres termes, c’est le droit du sang qui prévaudra. »
Une fois ces amendements approuvés, un Haïtien détenteur d’une autre nationalité pourra briguer même le poste de président ?
« À ce niveau, nous avons mis une balise. Pour le président et le vice-président, il faut être Haïtien de naissance mais n’avoir jamais renoncé à sa nationalité. Maintenant, le flou juridique qui existe concerne les conditions de renonciation à sa nationalité. Cette disposition n’existe pas. Dans la révision constitutionnelle en vue, nous allons expliquer de façon très précise ce qu’un Haïtien ou un détenteur de passeport haïtien doit faire pour renoncer à sa nationalité. Nous allons clarifier un ensemble de points afin que la prochaine Constitution amendée soit applicable, appliquée, et afin qu’elle puisse répondre aux défis du moment. »