Cette année, à Cannes, une équipe a dansé, ri et fêté les applaudissements avec une ferveur dépassant toutes les autres. Pensez donc ! Depuis L’Homme sur les quais, de Raoul Peck, en 1993, aucun long-métrage haïtien n’avait plus été sélectionné par le Festival. Et voilà que le leur, Freda, tourné à Port-au-Prince et en créole, se retrouvait sur la Croisette, projeté dans des salles combles, tandis que, à des milliers de kilomètres, un silence angoissant s’était abattu sur Haïti, après l’assassinat, le 7 juillet, du président Jovenel Moïse.
A l’inverse de ce silence, le premier long-métrage de la réalisatrice haïtienne Gessica Généus résonne de mille bruits. Ils proviennent de partout, occupent l’espace et le hors-champ, agissent sur le film comme des battements de cœur susceptibles de nous tenir, sinon en vie, du moins en éveil.
Combats et fusillades de rue, prises de parole des femmes assujetties aux lois patriarcales, revendications d’une jeunesse révoltée par la corruption et la misère chargent le film d’une énergie fougueuse, impatiente. Comme le sont, elles-mêmes, chacune à leur façon, les héroïnes du film. La puissance de Freda tient à cette unité qu’a su composer Gessica Généus, autour du réel et de la fiction, révélant ainsi la photographie d’un pays en même temps que le portrait d’une famille.
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Le rire contre le désordre
Celle-ci nous fait découvrir Jeanette (Fabiola Rémy), la mère autoritaire et moqueuse, Esther (Djanaïna François), la fille aînée qui sait comme personne séduire les garçons et profiter de leurs largesses, Moïse (Cantave Kerven), le fils qui se la coule douce, et la petite dernière, Freda (Néhémie Bastien), étudiante en anthropologie, suffisamment têtue pour tenir tête à sa mère, qui préférerait la marier ou la voir décrocher un emploi plutôt que des diplômes. Car la petite échoppe dont est propriétaire Jeanette rapporte bien peu, dans ce quartier populaire de Port-au-Prince où règnent le désordre et la débrouille. Pour autant, si la fatigue et l’ombre de quelques blessures passées marquent parfois les visages, c’est l’humour et le rire, les discussions et les engueulades, les scènes de liesse ou de tendre complicité qui animent le film.
Une séquence témoigne de l’esprit du film : Esther se pomponne devant le miroir de sa chambre. Invitée par un homme riche, elle s’apprête à se rendre dans un club chic de la capitale où se produit Charles Aznavour. Elle propose à sa sœur de l’accompagner. Mais Freda, bien que toute à l’euphorie de sa cadette, décline l’offre. Son argument ? Elle le donne, en chantant dans sa langue créole, malicieuse et gaie : « Il me semble que la misère est moins pénible au soleil, surtout quand on n’a jamais vécu à Port-au-Prince. »
L’une, délicieusement coquette, court après les distractions et les hommes, se blanchit la peau et se lisse les cheveux, se laisse séduire par un sénateur qu’elle épousera, quitte à rapidement le regretter. L’autre, impertinente, refuse les injonctions de sa mère, qui veut la marier. De même hésite-t-elle à suivre son amoureux à Saint-Domingue, lieu d’exil pour les Haïtiens désireux de trouver du travail. Ce sont ces itinéraires que raconte le film – tendre et charnel – de Gessica Généus.