Avec les politiciens haïtiens, on peut s’attendre à tout. Il n’y a plus aucun doute quant à la volonté d’Aryel Henry de se maintenir au pouvoir aussi longtemps que possible, mais à condition que ceux qui l’ont hissé à ce poste le souhaitent aussi. Contre toute attente, ce Premier ministre se présente comme le nouvel homme fort d’Haïti.
Fruit de la dernière volonté de Jovenel Moïse, ce médecin neurochirurgien va plus loin que celui-ci si on se réfère à la proposition d’accord qu’il a présentée à la nation. Ceux qui l’ont remis en vie après l’exécution brutale du Président Jovenel Moïse, soit par calcul politique, soit par manque de vertu et de cohérence politique, sont obligés aujourd’hui de s’en mordre le pouce.
Même l’opposition radicale incarnée par le secteur démocratique et populaire s’est plié devant Baal. En face d’Ariel, elle se fait plutôt molle, peut-être sous la chaleur de l’impatience et de l’épuisement. En tout cas, quelque chose s’est fissurée.
Quant à la communauté internationale, elle s’est encore une fois embourbée dans une crise haïtienne qui, chaque jour, devient de plus en plus compliquée.
Au niveau interne, les divisions politiques font rage. Au sein du régime au pouvoir, les contradictions ainsi les batailles de fractions sont sans mesure. Dr Guichard Doré estime que suite au décès du Président Jovenel Moïse, c’est le Conseil des ministres comme collège qui exerce le pouvoir exécutif et non le premier ministre tout seul. L’ancien conseiller du Président considère-t-il que le Chef de l’État défunt était à la première, deuxième ou troisième année de son mandat présidentiel ? Si, comme l’avait toujours argumenté Dr. Doré, l’ancien locataire du palais national devait remettre le pouvoir le 7 février 2022, il est évident qu’il avait entamé la cinquième année de son mandat présidentiel jusqu’à sa mort le 7 juillet 2021. Au-delà de la troisième année, comme le prévoit l’article 149 de la Constitution, c’est l’Assemblée nationale qui doit élire un Président provisoire pour le temps qui reste à courir.
Sans légitimité, comme l’a écrit Gary Bodeau, ce gouvernement ne peut conduire une transition indéterminée. Pour lui, ce Premier ministre sans droit ni qualité n’aura pas d’existence au-delà du 7 février 2022. « Passer maître » voilà l’expression qui me semble la plus appropriée pour caractériser les coups assenés par Ariel Henry pour passer en force. En effet, il se confirme, se précise, s’écarte de la continuité de Jovenel Moïse, de son agenda politique et fixe le sien. Il propose sa transition qui n’a pas de fin. Qui montera à bord ? Qui gagnera la bataille entre Ariel Henry ou Myrlande Mesadieu pour la tenue ou non d’élections cette année ?
En Haïti, on ne se préoccupe pas du respect des principes et des règles. Il s’agit de se demander si la personne qui viole les règlements constitutionnels et les lois, qui pille ou qui massacre est du bon bord ou du bon côté du vent. Chez nous, c’est le refus viscéral de l’ordre. Chacun a ses médiocres, ses voleurs, ses criminels notoires à recycler et à hisser au pouvoir. Au bout du compte, on réalise plus ça change plus c’est la même chose, sinon pire. On répète les erreurs passées, on renouvelle l’échec parce qu’il n’y a pas d’alternative. Les élites sont majoritairement pourries jusqu’à la moelle. Face à cette caducité avérées de l’Esprit, une révolution éthique, une renaissance politique et intellectuelle de la nation serait plus que nécessaire.
1) La confiscation de la souveraineté nationale par un seul homme
Très peu de ceux qui aspirent à nous gouverner savent que notre État est le produit de la proximité citoyenne. Chez nous, l’État est composé de trois pouvoirs (art 59 de la Constitution). L’article 58 établit que la souveraineté nationale réside dans l’universalité des citoyens mais toutefois son exercice est délégué à ces trois instances étatiques que sont l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire. Chacun exerce de façon autonome et en relation avec les autres, l’autorité qui lui est dévolue.
Lorsque le Parlement vote une loi, il agit au nom de l’État. Cette fonction est acceptée parce que son autorité est légitime. Il en est de même du Président de la République. Issus du suffrage universel, les deux disposent des pouvoirs définis par Constitution.
Dans notre charte fondamentale, le vote ou le suffrage universel est le moyen par lequel le peuple exerce sa souveraineté. Cette émanation confère une certaine légitimité à ceux qui exercent le pouvoir. La manière dont on l’acquiert qualifie la nature du pouvoir.
En dehors de la souveraineté nationale dont le peuple est le dépositaire exclusif, fractionnée au nom du principe de l’égalité des citoyens, tout pouvoir de fait non établi par consensus de la société, sans représentation, est une imposture.
Car, il faut le rappeler qu’en dehors du suffrage universel, instrument par excellence de la démocratie par lequel le peuple choisit ses représentants, personne n’est autorisé à utiliser l’autorité de l’État. En cas de rupture de l’ordre démocratique et constitutionnel, c’est le consensus qui doit prévaloir pour assurer le vivre-ensemble en harmonie.
L’article 58 de la Constitution peut être considérée comme une mise en garde contre la confiscation du pouvoir par un seul homme. D’abord en ce qui concerne l’exercice du pouvoir exécutif, la loi fondamentale en son article 133 dispose que le Pouvoir est exercé par le président de la République, Chef de l’État et par le gouvernement ayant à sa tête un Premier ministre. Du point de vue de la logistique juridique, il est impossible que les attributions du Président de la République et celles du Premier ministre soient équivalentes ou aient le même contenu. Si tel était le cas, cela aurait été une inflation d’attributions. Le cas de deux instances avec les mêmes compétences correspondrait à une situation de non droit, synonyme de chaos juridique.
Le Chef de l’État, en tant que personnage prédominant du système politique haïtien, n’a pas d’équivalent. Ses attributions personnelles et propres ne peuvent pas être exercées par le Premier ministre, sauf dans le seul cas prévu par l’article 149 de la Constitution où le gouvernement jouit de la confiance du Parlement. Le rôle du Président de la République, ce personnage central le mieux placé pour influencer l’État, doit être analysé selon une tripe approche : institutionnelle (ses rapports avec les autres pouvoirs), personnelle (ses responsabilités devant la Constitution), procédurale (conditions d’accès au pouvoir et sa perte). Donc, la dyarchie installée au sein de l’Exécutif est une exigence de l’État de droit. Le pouvoir moderne et démocratique est fait de freins, de contre-poids et de contre pouvoirs. Entre le Président et le Premier ministre, il y a un déséquilibre dans la distribution des rôles, chacun ayant sa propre légitimité. On ne peut pas prévoir un Exécutif sans Président, de même l’inexistence du parlement entraîne celle du gouvernement.
2) L’appropriation des fonctions législatives
Comme Jovenel Moïse, Aryel Henri proclame sa toute-puissance. Est-il ce nouveau gouverneur en trompe-l’œil ? Comme le premier, le second cumule les fonctions exécutives et législatives. Dans tous les pays démocratiques, le pouvoir législatif est la source des lois. Chez nous, l’article 111 dispose que le Pouvoir législatif vote et édicte les lois sur tous les objets d’intérêt public. Il détient à lui seul le monopole normatif. En d’autres termes, il n’y a pas d’Exécutif législateur en Haïti. Seul le Conseil national de gouvernement présidé par le général Henry Namphy était habilité aux termes de l’article 285-1 au chapitre des dispositions transitoires de la Constitution à prendre des décrets ayant force de loi. Passé ce délai, aucun Exécutif n’a été autorisé à décider par décret. C’est inconstitutionnel impropre. Quand on considère le Pouvoir législatif, la manière dont il est formé, les responsabilités qui lui sont attribuées, on ne peut pas prévoir qu’il puisse être en vacances. Le Pouvoir législatif est un pilier du système, une institution fondamentale pour la mise en œuvre de l’État de droit.
Le document présenté par quelques experts intitulé « Avis universitaires » souhaite que le Conseil d’État exerce les fonctions dévolues au parlement, comme celles de contrôler le gouvernement, de participer à sa formation, de donner son feu vert au décret pris par l’Exécutif. Mais le projet d’accord d’Aryel Henri ne prévoit pas cette instance, ce contrepoids appelé à corriger, en temps opportun, les erreurs ou omissions du gouvernement. Il n’est pas concevable que le gouvernement ne soit pas associé à une instance de contrôle. Sans organe de contrôle, il est dépourvu d’éthique gouvernementale. Dans la Charte fondamentale de 1987, l’organe de contrôle s’opère de deux manières : d’une part sur les activités du gouvernement (art 129-2 de la Const) et d’autre part sur le budget de l’État (art 223 de la Const). Dans la foulée des débats, si les sénateurs ayant reçu l’onction populaire et intégrant le Conseil d’État ne peuvent pas sanctionner le gouvernement dépourvu de légalité et de légitimité démocratique, à quoi se servira-t-il ? Autrement dit, que vaut une instance de contrôle, comme Aryel Henri le préconise, qui ne dispose pas de pouvoir de sanction ? Voilà un Premier ministre dont le pouvoir repose sur l’illégalité et l’illégitimité qui entend imposer son propre code de conduite aux dix sénateurs issus du suffrage universel.
En fait, Aryel Henri propose un gouvernement au sein duquel il est un chef de gouvernement qui n’est responsable que devant lui-même et qui n’a de compte à rendre à personne. Les dispositions des articles 186 et suivants qui prévoient les mécanismes à mettre en œuvre pour sanctionner les responsables de l’État coupables de délits et crimes dans l’exercice de leurs fonctions, resteront sans effet.
Le projet d’accord d’Aryel Henri se présente comme un monstre infaillible. Pourtant, la Constitution a prévu la mise sur pied d’un système dont seraient justiciables les détenteurs des pouvoirs publics.
3) La domestication du pouvoir judiciaire
En quoi, les décrets qui seront pris en marge de la Constitution par le gouvernement Ariel engageraient-ils les tribunaux ?
Le Pouvoir judiciaire est l’un des trois pouvoirs d’État auquel le peuple, dépositaire exclusif de la souveraineté, délègue son pouvoir. Chaque pouvoir exerce la responsabilité entière de ses actes. La Constitution de 1987, en son article 173, prévoit que la gouvernance du Pouvoir judiciaire doit être exercée par les juges. En faisant du Judiciaire un pouvoir légitime, la Constitution de 1987 élimine entre les pouvoirs les paliers hiérarchiques de la démocratie. Aucun pouvoir n’est plus légitime qu’un autre : aucun ne détient une portion plus élevée de souveraineté.
Ce qui fait de la Justice un pouvoir, c’est sa proximité avec le suffrage universel. De plus, la Cour de cassation détient l’autorité de se prononcer sur les lois votées par le Parlement et les actes de l’Exécutif. Enfin, cette instance a le dernier mot sur tout en ce qui concerne la gouvernance publique. Cette Cour conserve, en l’absence du Conseil constitutionnel, fruit de l’amendement de 2011, qui n’a jamais vu le jour, le contrôle de constitutionnalité des lois.
L’État d’Haïti étant constitué des trois pouvoirs indépendants, il est difficile, sans président, de combler le vide actuel au sein de la Cour de cassation qui se révèle une urgence. Le Sénat, bien qu’en nombre restreint n’a-t-il pas son mot à dire dans ce processus? Le PM sans qualité peut-il désigner des juges au grand tribunal du pays ?
Cette analyse permet de voir le mérite de la proposition des universitaires dont la mise en œuvre se devra d’être l’affaire de tous. Elle peut être corrigée, amendée ou renforcée. À cause de l’ampleur de la crise et de la responsabilité que la Constitution donne à chaque pouvoir, il est donc nécessaire, face à l’effondrement de l’État et de l’anéantissement des nos institutions, qu’un nouveau pacte soit décidé afin de déboucher sur l’inévitable transition avec tous, sans exclusivisme. Cet accord des volontés est nécessaire pour s’assumer ensemble comme nation. Car Haïti n’est pas seulement assise sur des plaques sismiques qui occasionnent de temps en temps ses malheurs et son désespoir. Elle vit pendant toute son histoire avec des menaces qui ont plombé son destin : dictatures, occupations étrangères, régimes fantoches et corrompus sans conscience nationale imposés de l’extérieur, charité internationale organisée et entretenue. Se prendre en main, c’est d’abord se donner un droit d’initiative pour rester cette force indomptable en constante fierté. Cela s’appelle l’indépendance, le maître mot à partir duquel on reconstruit la dignité.