Plus que toute autre valeur, le partage représente une innovation révolutionnaire en Haïti : il introduit l’espérance du droit dans une société livrée à l’arbitraire et à la force depuis son indépendance en 1804 et qui ne s’est jamais remise des effets de l’esclavage. A ses yeux, le Père Aristide incarne la fin du servage : par ses origines paysannes, par sa résistance irréductible au duvaliérisme, par le caractère « miraculeux » de sa survie aux diverses tentatives d’assassinat auxquelles il a échappé, par sa marginalité à l’égard de tous les pouvoirs institués, y compris l’Eglise et l’ordre des salésiens, qui le condamnèrent, en octobre 1988, sous prétexte d’incitation à la violence et d’approbation de la « lutte des classes ». Comparés à lui, les autres principaux candidats à la présidence appartiennent au cercle restreint de la « République de Port-au-Prince » ou sont liés au duvaliérisme (M. Marc Bazin a brièvement occupé le ministère des finances en 1982) ou encore sont soutenus par des puissances étrangères — Etats-Unis, France — qui n’ont cessé de pactiser avec les dictatures .
En fait, le petit peuple pressent qu’il a le choix entre deux types de démocratie. L’une, simplement représentative, le prive de son pouvoir dès qu’il l’a confié à des élus mandatés pour agir à sa place. Cette démocratie du laisser-faire se heurte au modèle participatif défendu par le Père Aristide, dont les partisans ne cesseront de crier « pas l’argent, mais la volonté ». Et tandis que M. Marc Bazin promet 1,25 milliard de dollars d’investissements étrangers dans les cinq années à venir, le géographe Georges Anglade, jusqu’alors en exil au Canada, élabore pour le « héros des bidonvilles » un plan de développement de l’agriculture locale qui prévoit la mise sur pied de 200 000 petites fermes et de 300 000 micro-entreprises de transformation, de commercialisation et de conservation.
Certes, le contenu technique des divers programmes électoraux n’a joué qu’un rôle négligeable dans la course à la présidence, à la Chambre des députés et au Sénat. Mais les Haïtiens savent toutes les conséquences des investissements « sauvages » qui, dans les dernières années de duvaliérisme, avaient permis l’installation d’ateliers de montage électrique ou électronique et conféré à leur pays sous-alimenté la palme du premier exportateur mondial de… balles de base-ball, avant qu’ils ne ferment un par un leurs portes aux lendemains de l’effondrement du régime.
Au-delà de son incontestable charisme personnel, le Père Aristide est donc également porteur d’un projet national qui, sans commune mesure avec ceux de ses concurrents, veut transformer l’exercice du suffrage universel en une introduction au monde de la citoyenneté active. Son langage imagé, parfois biblique, ne l’a jamais empêché d’avertir les foules venues l’accueillir qu’il ne détenait pas la « baguette magique » assurant à chacun une alimentation décente tombée du ciel. A la différence du populisme classique condamné, faute de mieux, à enjoliver l’avenir, le Père Aristide rassure par son passé. Dès 1985, il avait mis la main à la pâte en participant, aux côtés des paysans, à la lutte contre l’abattage brutal des cochons atteints de la fièvre porcine, selon un plan d’urgence orchestré par les Etats-Unis et le Canada; en 1986, il lançait Lasanmi Selavi (La famille, c’est la vie), une institution ouverte destinée à « apprivoiser », selon ses termes, des milliers d’enfants livrés à la rue; il engageait également la lutte contre le « Manje Sinistre », cette aide alimentaire qui « met à genoux au pied de l’impérialisme » et prive les riziculteurs de l’Artibonite de leurs débouchés naturels. Autant de combats organisés à l’aide de comités de quartier qui ont marqué la mémoire collective aussi profondément que ses sermons enflammés.
Cette conception défensive de l’intérêt des petites gens marque les limites du pouvoir de la démocratie en Haïti. Comme dans d’autres pays du tiers-monde maintenus en état d’arriération, les inégalités ont approfondi un sous-développement qui, à son tour, ne cessed’aggraver l’injustice. Les plus défavorisés se comptent par millions (80% de paysans et d’habitants des bidonvilles, sur une population de 6 millions d’âmes au revenu annuel moyen par tête de 300 dollars environ), condamnés à un supplément de marginalisation si le « progrès » économique épouse les critères de compétitivité admis à l’échelle mondiale. La productivité aléatoire de l’agriculture haïtienne est sans commune mesure avec celle de ses voisins, et le seul atout industriel dont dispose le pays reste la faiblesse des salaires de ses centaines de milliers de travailleurs occasionnels. Or l’utilisation de cet « avantage comparatif » aggraverait le chômage en sacrifiant l’activité agricole vivrière; elle entretiendrait la misère en sous-payant encore une main-d’œuvre plus abondante que jamais. Ce « modèle » de développement perpétuerait, sur le plan économique, ces inégalités que la démocratisation politique s’efforce de réduire sur le plan des droits et de la citoyenneté.
L’affrontement, sur la scène électorale, de deux visions antagonistes du développement défendues, d’une part, par un ancien sous-directeur de la Banque mondiale — M. Marc Bazin — et, d’autre part, par un théologien de la libération, n’a pas laissé les capitales occidentales indifférentes. A l’aide d’euphémismes à peine diplomatiques, l’ambassade américaine à Port-au-Prince a ainsi fait savoir, à la mi-novembre, qu’il lui serait possible d’ « apprendre à vivre avec Aristide » pour avoir déjà « cohabité avec pire que lui ». La France, quant à elle, souhaite que la participation aux affaires de personnalités modérées fasse rentrer le nouveau régime dans la norme internationale.
Cette méfiance des principaux donateurs d’aide en dit long sur la fragilité de la démocratisation haïtienne. Car, de même que des élections libres n’ont pu se tenir que grâce à la présence d’un millier d’observateurs internationaux, de même le maintien au pouvoir des nouvelles autorités dépendra largement de la coopération des institutions multilatérales et des gouvernements occidentaux. Sous la conduite d’un chef légaliste, le général Hérard Abraham, l’armée a réussi à museler ses nostalgiques de la dictature; et les duvaliéristes, eux aussi tenus en respect par les circonstances, n’ont désarmé ni au sens propre ni au sens figuré : interdit de séjour dans son pays, leur chef de file, M. Roger Lafontant, a victorieusement résisté à la justice et aux militaires qui n’ont pu l’expulser, tandis qu’il ne cessait de brandir pour bientôt la menace de la « guerre civile ».
Les rêves fous des électeurs
Même avec l’appui d’une partie de la bourgeoisie locale qu’il a su rallier, sinon toujours à ses idées, du moins à la vague de fond qu’il suscitait, et le concours d’intellectuels progressistes aux cultures idéologiques diverses (MM. Gérard Pierre-Charles, économiste et ancien communiste; Georges Anglade, géographe; Ernst Verdieu, proche de la hiérarchie catholique; Antoine Adrien, prêtre radical, notamment) rassemblés par leur antiduvaliérisme, le Père Aristide doit réussir à convaincre, dès que possible, la classe politique nationale, la communauté internationale et ses bailleurs de fonds que la légitimité de son triomphe entraîne ipso facto celle du projet de société original qui lui a assuré la victoire. Leur adhésion respective à ce plan supposerait qu’ils concèdent à Haïti le droit de se soustraire à l’internationalisation économique sans renoncer, pour autant, à l’aide.
La fronde récente des 350 000 riziculteurs haïtiens témoigne de cette nécessité. A la faveur de l’ouverture des frontières opérée par le ministre de l’économie du premier gouvernement de la « transition démocratique », M. Leslie Delatour, la production locale de riz est passée de 120 000 tonnes en 1986 à 40 000 en 1989, tandis que les importations légales bondissaient de 450 tonnes en 1984 à 85 000 tonnes aujourd’hui, principalement en provenance de la Floride voisine .
Aucun secteur de l’activité ne pouvant résister à la concurrence, le pays a besoin d’être tenu à l’abri de frontières protectrices et à l’ombre d’un Etat-providence bien incapable de trouver sur place les ressources indispensables au bien-être minimal de la population. Pour Haïti, comme pour l’ensemble des pays pauvres, l’avenir dépend sans doute de l’inconditionnalité de l’aide, sans laquelle toute démocratisation est vouée à l’échec. Pris en étau entre les revanchards du duvaliérisme et les rêves fous d’un électorat qui associe droits de l’homme et prospérité, le régime inauguré le 7 février par le Père Aristide est, avant même son entrée en fonctions, à la merci de toutes les dérives possibles. Dans l’esprit de certains opposants du passé, cette innovation n’a pas lieu d’être, tandis que, pour certains des partisans les plus exaltés du futur président, son « prophétisme » justifie désormais la sacralisation de son autorité. Entre ces deux extrêmes, il y a encore place pour une démocratie nationale, maîtresse de son destin et de son modèle économique.