S’il est vrai qu’il existe dans le pays aujourd’hui un sentiment général d’enlisement, voire de recul, il est tout aussi vrai que les “élites” haïtiennes doivent apprendre à connaître cette Haïti jeune, bouillante, branchée qui émerge “à cause de” ou “en dépit de”. En effet, Haïti vit sur fond d’une grande transition, pas celle entre deux administrations, mais un passage de relais entre les 70% de la population âgés de moins de 35 ans, nés après les Duvalier, et les 30% d’où proviennent ceux/celles qui forment généralement son élite. Une élite qui constate jour après jour son pouvoir de convocation diminuer. Aujourd’hui, est-ce un hasard qu’en moins de 24 heures un tube du jeune rappeur Wendy ait obtenu un million de vues sur YouTube, tandis que les principaux intellectuels, politiciens, pasteurs, entrepreneurs n’obtiennent pas en général la moitié en « attention» en un jour ? En clair, une nouvelle génération de jeunes artistes raconte une autre Haïti et est en train de semer des graines porteuses d’un nouvel avenir. En mieux pour les optimistes, en pire pour les sceptiques qui y voient l’effondrement d’un certain « ordre social ». Les fans de ces artistes sont des jeunes Haïtiens branchés tant dans les bidonvilles que dans le cœur de Port-au-Prince, de Santiago au Chili, de Tijuana au Mexique, de Santo Domingo en République dominicaine, etc. Les jeunes de cette nouvelle diaspora pourront probablement influencer le vote de leurs proches restés en Haïti lors des prochaines élections, comme ceux de l’Amérique du Nord qui ont commencé visiblement à le faire depuis les élections de 2010 en indiquant pour qui ils doivent voter.
Comprendre les évolutions
En réalité, Haïti a connu de profondes mutations au cours des 50 dernières années qui défient nos grilles de lecture traditionnelles et bousculent les solutions actuelles. 80% de la population ne vit plus en milieu rural, mais en majorité dans les bidonvilles et les centres urbains. La composition ethnique n’est plus essentiellement coloniale entre Noirs et mulâtres avec la présence et l’influence grandissantes d’autres communautés ethniques. 80% des Haïtiens ne sont plus “déclarés officiellement « catholiques », et des écoles de confession islamique ainsi que des mosquées font timidement leur apparition. La diaspora n’est plus essentiellement en Amérique du Nord, le Chili étant désormais le second pays de transferts envoyés en Haïti après les États-Unis, selon les dernières statistiques de la BRH.
S’il est difficile, en termes d’analyse prospective, de distinguer de tout cela des signaux faibles, des vraies ruptures et des tendances lourdes, il demeure un fait que le pays connait des mutations sociales tandis que nos institutions traditionnelles font de la résistance et s’enlisent. L’État, les églises, l’école, l’université, les partis politiques, les médias traditionnels ont pris un coup de vieux et leur parole semble devenir à peine intelligible et audible aux 70% de cette population née après 1986. L’indicateur « pouvoir de convocation » en est la principale mesure.
Il est clair que nous vivons une transition socio-spatiale d’un pays devenu plus urbain (52%) que rural, une transition agraire avec des activités agricoles en recul dans les économies rurales, une transition démographique où les jeunes actifs en majorité sont au chômage ou en sous-emploi. À cela, il faut même ajouter une transition numérique à marche forcée à cause des contraintes énergétiques, mais la majorité de cette jeune population a accès à une connexion Internet même si elle est peu stable. Ces évolutions complexifient les problématiques et invitent à des politiques publiques innovantes et bien coordonnées.
Penser la transformation sociale pour mieux agir
Poser la question du passage de la société traditionnelle agraire du « bonheur vivrier », expression de Leslie F Manigat, à une nouvelle société inclusive et moderne est d’abord poser la question philosophique du projet national global. La question se pose aussi dans ce nouvel environnement où les principaux bidonvilles _(Kanaan, Vilaj de Dye, Lasalin, Gran Ravin, etc._ ) passent du statut de « quartiers populaires » à « quartiers impopulaires » stigmatisés. Beaucoup découvrent un pays nouveau, méconnaissable, où les débats actuels souffrent d’un manque d’un véritable cadre théorique et analytique, capable de saisir dans un tout cohérent l’ensemble des dynamiques évoquées plus tôt.
Plus que jamais, les solutions simplistes et de court terme ne peuvent résoudre durablement les problèmes structurels et de long terme occasionnés par ces mutations. L’exemple récent de délinquance juvénile et de gangs des rues, instrumentalisés de plus en plus par des intérêts politiques et économiques montre les limites des interventions en cours. *En plus de professionnaliser les forces de l’ordre, Haïti devra mobiliser une armée de travailleurs sociaux, de psychologues, d’éducateurs, d’entrepreneurs, de sociologues et d’urbanistes pour prévenir le pire, encadrer et former ses jeunes, car le pays a changé.
Les travaux du sociologue français Manuel Boucher, notamment sur _« la sociologie des turbulences »_ et les _« internés du ghetto »_ offrent un cadre qui permet d’approcher les conséquences des recompositions territoriales et de traiter ces sujets sensibles pour l’ordre social. À défaut de pouvoir à court terme maitriser ces multiples transitions agraires, socio-spéciales, démographiques, numériques, il est en grand temps de mieux les comprendre. Haïti ne peut plus se passer de sens global, de science.
Nesmy Manigat
Publié le 2021-03-19 | Le Nouvelliste