« Quand les conseillers du Président de la République lui ont fait dire dans un discours qu’il lui faut vingt-cinq (25 %) de compétence et soixante-quinze (75%) de militance dans la Fonction Publique, il y avait lieu de se préparer à cette catastrophe à laquelle nous sommes en train de vivre ».
Si les politiques néolibérales analysées plus haut ont contribué à désarticuler l’économie haïtienne et à pleinement décevoir les attentes des classes moyennes en matière d’emploi, les politiques sectorielles publiques élaborées et mises en oeuvre depuis près de trente ans sont allés franchement à l’encontre des intérêts de ces couches. Le fait par l’Etat haïtien et les bailleurs internationaux de prôner la nécessité de mettre en oeuvre des politiques de réduction de la pauvreté ont fait écran à cet abandon des classes moyennes qui n’ont pas pu articuler leurs intérêts particuliers face au choix noble de combattre la pauvreté. Pourtant, à l’heure du bilan, force est de constater que les résultats des programmes de réduction de la pauvreté n’ont pas vraiment abouti à une vraie sortie de la pauvreté, que l’échelle de mobilité sociale n’a pas été gravie par d’anciens pauvres et que s’est opéré, au contraire, un processus de paupérisation et de déclassement des classes moyennes.
Le programme de politiques publiques visant à faire d’Haïti un pays émergent en 203016 ne s’adresse pas aux classes moyennes et ne les mobilise pas à cet effet, comme on devait s’y attendre s’agissant d’une stratégie devant induire une croissance robuste et durable. La mise en oeuvre de mesures d’incitation telles que l’ouverture au crédit, la facilitation d’investissements, la politique d’emploi, le financement de la recherche, autant de programmes qui auraient pu ouvrir des opportunités intéressantes à cette catégorie sociale, freiner sa peur du déclassement et mettre le pays en chantier n’a pas constitué une vraie priorité.
Parallèlement, les couches moyennes ont été de grandes victimes des politiques publiques sectorielles. La politique éducative n’a pas contenu la dynamique de déclassement et de paupérisation des couches moyennes qui ont consacré à l’éducation de leurs enfants des parts croissantes de leur budget alors que la qualité de l’enseignement se détériore de jour en jour et que la mobilité sociale entre les générations est sérieusement compromise. L’allocation des ressources budgétaires privilégie de plus en plus le secteur politique au détriment du secteur économique, incitant à des transferts massifs vers des acteurs politiques corrompus alors que les contribuables des classes moyennes sont particulièrement visés par le fisc dans sa stratégie d’augmentation des recettes. Les politiques de santé sont un autre domaine de frustration des classes moyennes. La mauvaise qualité des soins, le dysfonctionnement des hôpitaux, la cherté des services17 alimentent chez les couches moyennes un sentiment d’insécurité qui renforce la peur du déclassement social.
Les mêmes griefs concernent la politique monétaire et de change en vigueur qui n’arrive pas à freiner la dévaluation de la monnaie nationale par rapport au dollar et contribue ainsi à la décapitalisation des ménages des classes moyennes. Ceci s’explique, dans un contexte économique particulièrement marqué par la dollarisation, du fait que les salaires et les épargnes de ces couches de la population sont dans la monnaie nationale, la gourde, alors qu’elles font face à des dépenses en dollar, dépenses dues au fait que les enfants de ces catégories étudient souvent à l’étranger et qu’une forte proportion de leur consommation est constituée de produits importés. La qualité des services publics, le rythme irrégulier de leur desserte (électricité, eau potable) est un autre sujet de frustration pour les classes moyennes.18 La peur de vieillir pauvre, due à l’absence d’un système efficace de protection sociale et à la main basse exercée sur les fonds de l’Office National d’Assurance-Vieillesse par des représentants de la classe politique et de l’élite économique est un sentiment très partagé chez les ménages des couches moyennes.19
Ainsi, le double effet du tremblement de terre et l’avènement d’un régime populiste de droite aux accents néo-duvaliériste et néolibéral ont contribué à renforcer le processus d’affaissement économique des classes moyennes. Le projet de reconstruction post séisme qui a bénéficié d’un financement multilatéral important n’a pas permis au pays de s‘engager dans un sentier de croissance récupérateur des immenses pertes enregistrées par le pays le 12 janvier 2010. Les sommes engagées dans le cadre de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH)20 ainsi que le financement du Programme vénézuélien Petro Caribe ont été dilapidées et utilisées dans des projets-bidon qui ont une incidence dérisoire sur le niveau d’investissement dans le pays et n’ont pas amélioré de ce fait les conditions de vie de la population.
L’option affirmée par le nouveau régime politique21 en faveur d’une ouverture tout azimut aux affaires et au capital étranger n’a pas permis une augmentation substantielle des flux d’investissements directs étrangers. Le cadre des affaires n’a pas été amélioré et est resté cadenassé par des secteurs monopolistes et contrebandiers de plus en plus puissants. La conséquence en est que l’économie haïtienne n’a cessé de péricliter au point que les prévisions économiques22 affichent un taux de croissance négatif pour les prochaines années. Le déficit public grandissant, alimenté par le double captage des ressources du trésor par un parlement prédateur et corrompu et par ses puissants alliés du secteur privé “délégitimise” l’Etat qui accumule des arriérés de salaire et se révèle de plus en plus incapable de répondre à la demande des services sociaux de base. La dévaluation accélérée de la gourde par rapport au dollar américain et l’existence d’une inflation à deux chiffres contribuent à l’aggravation du processus de décapitalisation des classes moyennes et des couches pauvres de la population.
L’accumulation de toutes ces frustrations dans un contexte de croissance molle, d’instabilité politique et de forte vulnérabilité écologique du pays contribue à éloigner les classes moyennes du contrat social déjà très faible, à miner toute confiance dans l’Etat et la classe politique, à contester la légitimité des institutions et du système politique et enfin à alimenter leur déception à l’égard du projet démocratique. Tout ceci contribue à rendre fragile cette catégorie sociale et à la démobiliser socialement et politiquement.
Toutefois, « Il est temps que la connaissance scientifique (élaborée avec un ensemble de méthodes) puisse participer aux décisions politiques de manière à éviter un ensemble de dégâts, d’entraves » Docteur en philosophie, Edelyn Dorismond,
Alrich Nicolas
Université d’Etat d’Haïti, Haïti
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