Les protagonistes de la drôle de guerre électorale ne sont pas sans arrière-pensées. Comme l’explique le professeur Marc Maesschalck, « le président élu gouverne pour lui-même et pour le clan qui a financé son élection » [1]. La création, en 1996, des bons BRH par Leslie Delatour, alors gouverneur de la Banque centrale, représente le projet du clan des banquiers qui ont pu réaliser 50% de leurs profits annuels en achetant 90% de ces titres. Ainsi, la finance qui devrait jouer un rôle d’une grande importance dans le fonctionnement de l’économie devient un facteur de blocage.
La politique économique des gouvernements s’est traduite essentiellement dans l’augmentation des déficits publics et dans leur financement par les bons BRH. Ils diminuent les ressources publiques qui devaient être allouées à l’éducation supérieure et à la santé et contribuent à une mauvaise allocation du crédit. Les banques commerciales préfèrent financer l’État à la place des entrepreneurs locaux qui doivent travailler avec des moyens financiers dérisoires et des taux d’intérêt élevés. On comprend donc que le Fonds monétaire international (FMI) ait réprouvé l’effet d’éviction du crédit au secteur privé qui réduit le potentiel de croissance d’Haïti d’abord en 2008 [2] puis en 2015 [3].
Face aux exigences de la mondialisation, les dirigeants haïtiens se comportent comme leurs aïeux (sans exception) l’avaient fait après 1804 en rentrant en guerre contre leur propre peuple pour tenter de gagner les faveurs des puissances coloniales, en contraignant les cultivateurs à produire des denrées pour l’exportation à partir de grandes plantations. Aujourd’hui, ce sont les institutions financières internationales qui exigent l’application de leurs politiques répressives de privatisation et de libéralisation tous azimuts. Le financement occulte en 1930 de la campagne électorale du président Sténio Vincent (financement obtenu du président dominicain Trujillo) a bien été remboursé par l’assassinat des 30 000 Haïtiens en 1937 en République Dominicaine.
Et c’est justement aussi pour surdéterminer les plus aptes à appliquer les politiques destructrices envers Haïti que les élections sont truffées d’actes de violence sur les personnes et les biens [4]. Les protagonistes sont comme des chauves (tèt kale) qui se battent pour un peigne. Ils appliquent la même politique économique avec pour indicateurs le déficit budgétaire, la répression financière, la dollarisation, l’augmentation des réserves obligatoires des banques commerciales, les taux d’intérêt élevés, le rationnement du crédit au secteur privé, etc. Moins de 10% des emprunteurs bénéficient de près de 80 % du portefeuille de crédit total. Qu’on explique le sens mais surtout l’essence de ce geste présenté par l’agronome Joël Ducasse qui écrit : « nous avons même vu un Gouverneur de la BRH acheter 27 voitures de luxe pour le Sénat, en vue de se faire réélire par le même Sénat, au bout de son mandat de trois ans arrivé à terme, et s’en justifier sur les ondes » [5].
Le budget des dernières élections de 2015-2016 avait été présenté pour un montant total de 55 millions de dollars [6] entièrement financé par le gouvernement haïtien. Mais, un autre budget pour la période 2012-2016 totalisant 69 millions de dollars [7] et géré par le PNUD a servi à créer les fondements d’une structure électorale pérenne et à l’organisation des élections de 2015-2016. Dans ce dernier budget, Haïti a contribué à hauteur de 39 millions pour la période, soit 53% du budget global. Le tableau 2 qui présente ce dernier budget comprend les neuf autres bailleurs qui ont contribué à l’investissement global. Il convient de remarquer que la source du financement ne change en rien l’utilisation qui en est faite. L’économiste Etzer Émile [8] a signalé qu’Haïti a un coût moyen par électeur très élevé de 14 US$ alors que ce montant au Chili n’est que de 1.2 US$ ou au Costa Rica de 1.8 US$.
Tableau 2. Aperçu du financement des donateurs (accords signés et fonds reçus entre 2012 et 2017)
Cette réalité a fait s’exclamer le journaliste Lemoine Bonneau : « Pourquoi un montant aussi élevé ?, dit-il. Il est certain que depuis les élections de 2006, le Conseil électoral de l’époque avait prévu des sommes alléchantes pour rémunérer des membres du personnel électoral à tous les échelons de la hiérarchie. Des dépenses inutiles sont comptabilisées depuis lors dans les budgets de l’institution pour l’organisation des élections. Des allocations de l’ordre de 1 million de gourdes sont prévues pour chacun des conseillers électoraux, le jour du scrutin. Aucun nouveau Conseil électoral n’a voulu corriger la gabegie de son prédécesseur » [9].
Le renouveau de la politique de doublure
Aucune régénération nationale ne peut avoir lieu avec les élections constituant à chaque occasion des pommes de discorde. Tant que les candidats n’auront pas le courage de dire « non merci » aux puissances internationales, quelles qu’elles soient, pour les offres qu’elles leur font en échange du pouvoir, l’indépendance d’Haïti sera compromise. Selon Ginette Chérubin [10], la corruption électorale englobe toutes les autres formes de corruption sévissant dans la société haïtienne (gestion de la chose publique, secteur privé, dynamique interrelationnelle), en constitue un reflet, et elle est la plus néfaste d’entre elles, car elle casse toute la confiance nécessaire dans les rapports sociaux et dans les rapports du citoyen avec le pouvoir politique.
Les puissances étrangères vont toujours essayer de jouer aux tuteurs pour choisir les gagnants aux élections avec des scénarii de plus en plus drôles. Des Clinton peuvent toujours s’obstiner et appeler des Martelly « Monsieur le Président » avant le scrutin, en manipulant leur ego. C’est de bonne guerre. On n’y peut rien. La solution est de trouver des personnes ayant assez de courage et de fidélité à Haïti et au savoir pour reconnaitre leur valeur face à des gens de la stature d’une Madame Manigat et de décider de se désister au bon moment en sa faveur. La combinaison doit venir d’en bas pour empêcher le renouveau de la politique de doublure rétrograde aux dépens d’Haïti. Il importe de déployer des efforts de ce côté-là pour être en avance sur la mondialisation et en retard sur le choix des dirigeants nationaux par les représentants de la mondialisation dans les grandes capitales.
La classe politique et son entourage ne veulent pas prendre de répit et doivent manger vant deboutonnen (à satiété) avant de se coucher. Le Rapport préparé par le Comité du Suivi pour le Financement et l’Institutionnalisation des Partis Politiques [11] est généreux et met chaque année à la disposition des entités qui se déclarent « partis politiques » un montant de 571,888,953 gourdes, soit 9 millions de dollars US$ et des poussières, au taux de la BRH de 63 gourdes pour 1 dollar en novembre 2017. C’est ce qu’exige la politique du ventre. Les participants sont conscients qu’ils peuvent personnellement en profiter en ouvrant rapidement les hostilités. On n’a pas besoin de recourir à l’enseignement du zen pour apprendre à être conscient de soi-même. Comme l’explique le sociologue Alain Gilles, « La tendance à instrumentaliser l’État aux fins d’enrichissement personnel rend indifférent aux enjeux et aux solutions proposées » [12].
Le ridicule ne tue pas les comédiens
L’ex-coordonnateur général de l’OPL rend la lecture des 30 dernières années de luttes politiques de la société haïtienne encore plus facile. Il a trouvé le mot juste en parlant de « la drôle de guerre électorale », car il n’y a pas de rivaux dans ce système. Les élections offrent, par le biais des contributions financières, un terrain d’accumulation loin d’être négligeable et la reconnaissance sociale. Par ailleurs, la drôle de guerre électorale se poursuit sans détour du fait de l’inexistence d’un organisme électoral indépendant capable de garantir la sécurité des votants, de créer un climat de confiance et d’empêcher l’aggravation des conflits entre partis politiques.
Dans les circonstances actuelles, il est impossible de créer le Conseil électoral permanent préconisé par la Constitution de 1987. Cette entité a été jusqu’ici sous le contrôle du palais national et le président Préval en deux mandats, soit 10 ans, n’a rien fait pour essayer de mettre en place cet organisme indépendant prévu dans la Constitution. Si l’on pense à la création, en 2013, d’un organisme dénommé Collège Transitoire du Conseil Électoral Permanent (CTCEP), on voit que le ridicule ne tue pas les comédiens. Autant se livrer à des guéguerres comme le font les « bandi legal », puisque, après tout, ce n’est pas trop cher pour la communauté internationale raciste qui accepte de casquer à chaque reprise de la comédie.
Elle le fait pour alimenter ses propres fantasmes sur l’incapacité des Noirs à se diriger. Le mauvais exemple haïtien est nécessaire pour aider à vendre la mondialisation aux peuples rébarbatifs. Suzy Castro écrit judicieusement : « Ce sont des partis autour d’un seul homme, qui ressuscitent l’espace d’un cillement à chaque joute électorale » [13]. On aurait donc tort de croire que ce sont uniquement les « diseurs d’insanités et de bêtises » à la Martelly qui persévèrent dans ce genre de comportement, faisant l’affaire des racistes à travers le monde.
Le mauvais exemple haïtien doit être cultivé pour les besoins de la mondialisation Et pour cela, le point de référence est de prendre Haïti comme prototype de l’incapacité de certains peuples à s’intégrer dans la complexité de la modernité, qui sous-entend la limitation, la division et la séparation des pouvoirs. Des principes de base sur lesquels notre peuple butte depuis plus de deux siècles dans la recherche d’un symbole (un vèvè ?), capable de chasser l’instant de mort des élections trafiquées qui nous poursuit. « Très souvent, écrit Suzy Castor, le choix des candidats pour les élections – même les partis les plus crédibles n’en sont pas exempts – est fait par la cooptation de candidats qui ne sont pas membres du parti et qui, une fois élus, agissent individuellement en électron libre, sans aucune ligne définie » [14]. Ce qui laisse croire que la logique de nos représentations demande une autre culture politique et peut-être une autre culture tout court.
La corruption électorale a provoqué de nombreuses réactions, dont la baisse du taux de participation au scrutin. Face au cynisme du CEP et des pays donateurs, le résultat est la démotivation de la population qui refuse de monter à bord et d’aller voter. Les messages de motivation n’y peuvent rien. La propagande de tous les instants du Core Group des ambassadeurs des ex-puissances coloniales et interventionnistes a ses limites. Avec plus de la moitié de la population (54%) composée de jeunes de moins de 25 ans, ce Core Group a beau inspirer et retenir son souffle, il est obligé d’expirer et de constater les yeux mi-ouverts qu’il n’a trompé personne.
*Économiste, écrivain