Le 1er janvier 2021, au Palais National, les représentants des trois grands pouvoirs de l’État s’étaient donné rendez vous pour planifier la mise à mort de la Constitution de 1987 sur laquelle ils ont prêté le serment non seulement de la respecter, mais aussi de la faire respecter. Devant des hauts fonctionnaires de l’État et des diplomates étrangers, à un mois de la fin de son mandat – celui-ci prend constitutionnellement fin le 7 février 2021 -, le président détermine la chronologie des actions qu’il aura à mener pour l’année 2021. Ces projets fous ne peuvent convaincre que les sages de ce régime en décomposition. Car l’homme politique intelligent ne doit jamais assister à la déchéance de son pays et de la sienne. Devant une fin certaine, il faut savoir se retirer au bon moment avec fierté afin de ne pas subir de châtiment de l’histoire.
L’article 21 de notre loi dispose qu’« est réputé de crime de haute trahison toute violation de la Constitution par ceux chargés de la faire respecter ». Dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle, les pouvoirs ont un rôle de sauvegarde de la démocratie et de la Constitution. Les responsables politiques et des hommes de loi étaient présents dans l’enceinte du palais, unis dans un déni total de la loi mère. Une tristesse. Les juges de notre Cour suprême qui sont censés être les gardiens impartiaux de la règle de droit font preuve d’une insouciance révoltante. La queue sous le ventre, ils se sont couchés à plat ventre devant le président Jovenel Moïse, avalant le calice sans broncher.
Quand je pense à notre Cour de cassation, il me vient en tête la prestigieuse Cour suprême des États-Unis. Et là, on a tout de suite envie d’être citoyen de cette grande nation. Le démocrate, à cause de ses institutions et de ses hommes. Et le juriste, à cause des grands juges de sa Cour suprême. Le monde a bien vu qu’avec eux, la conduite désinvolte de Donald Trump n’a pas conduit l’Amérique à sa perte. Les institutions sont tellement fortes et défendues comme une forteresse que les agitations du chef d’État sortant n’ont fait que les consolider encore davantage. Ces juges ont joué leur rôle de protection de la nation américaine avec une impartialité exemplaire. Ils justifient une fois de plus ce que Robert Badinter avait dit à propos d’eux : les juges de notre Cour suprême ont un devoir d’ingratitude à l’égard de leur autorité de nomination. C’est pourquoi cette Cour jouit d’un immense prestige au sein de la nation américaine et constitue un motif de fierté pour chaque citoyen de ce pays.
Malheureusement, en Haïti, bien que la Constitution de 1987 ait jeté les bases d’une justice refondatrice et moderne, nos juges, pendant ces trente dernières années, se sont révélés incapables de penser la justice en tant que pouvoir légitime de la démocratie. C’est pourquoi ils se révèlent tout aussi inaptes à garantir son indépendance. La misère de cette nation est le fait qu’elle a cessé de produire des hommes et des femmes d’envergure capables de hisser le peuple vers des buts supérieurs. Le sénateur François Sildor, hissé à la présidence du tiers du Sénat dysfonctionnel, tout comme les juges de notre Cour de Cassation, étaient comme des enfants de sept ans assistant en liesse à cet outrage à la Constitution. Leur présence au Palais légitimait et cautionnait les actions anticonstitutionnelles du président Moïse. Le chef du pouvoir exécutif confisque à lui seul la souveraineté nationale, ignorant ainsi la mise en garde faite par la Constitution de 1987 en son article 58, mais cela ne gêne nullement nos juges soumis. La Cour de cassation, dont la mission est d’assurer la suprématie de la Constitution et la cohérence du système juridique national, devrait au moins rappeler au chef de l’État que notre loi mère prévoit sa procédure d’amendement, laquelle établit sa propre sécurité juridique. Et que toute intervention de l’exécutif en dehors des articles 282 et suivants est susceptible de créer une instabilité juridique, synonyme de chaos, ce qui risque de mettre en danger la République.
Notre Charte fondamentale de 1987 a instauré le principe juridique des trois pouvoirs indépendants, chacun dépositaire de la souveraineté nationale. Le but est d’empêcher le président de la République, chef du pouvoir exécutif, de phagocyter les deux autres instances.
Ignorance, irresponsabilité et pusillanimité, voilà comment on peut qualifier le comportement des détenteurs des deux autres pouvoirs légitimes de la démocratie. Nous devons cesser d’être sages face à l’imbécillité. Il faut agresser l’ignorance qui fait tant de mal à la nation. C’est pourquoi on a du mal à comprendre que certains politiciens osent proposer à la nation, dans le cadre d’une transition post 7 février 2021, le recours à la Cour de cassation pour assurer la transition qu’ils prônent. L’aveuglement semble être partout. La nation vit un temps d’ignorance qui l’empêche d’accéder au bien, au beau, à la qualité et à l’excellence.
La réunion du 1er janvier 2021 au Palais national a été un complot ourdi par ces hors-la-loi contre la Constitution et la démocratie haïtienne. Ce qui s’est passé ce jour-là montre bien que rien n’est debout chez nous. Nous assistons à l’effondrement de toutes les institutions républicaines. Il faut something irregular face à une situation exceptionnelle, pour répéter feu professeur Leslie Manigat. Sur ce point, « Fanmi Lavalas », le parti de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, a raison en prônant une solution extra-institutionnelle.
Le président Jovenel Moïse a tout sapé et remis en question nos valeurs, les principes de droit, de démocratie, de l’État de droit et de bonne gouvernance. Sous l’autorité du président Moïse, l’État n’est ni crédible ni rassurant. Nos dirigeants oublient que l’État de droit consacré par la Constitution implique la soumission de tous, gouvernants et gouvernés, aux normes, lois et règlements et l’État lui même n’y fait point d’exception. Malheureusement, des gens qu’on croyait éduqués et raisonnables, ont pourtant aidé le responsable de l’exécutif à accoucher au jour le jour, à multiplier les bêtises, agissant sans aucun sens éthique. Sous la présidence de Jovenel Moïse, assisté de l’ONU pendant deux ans consécutives, la rentrée parlementaire fixée au deuxième lundi de janvier 2021 n’aura pas lieu.Tout bascule dans l’anarchie du droit, en présence du BINUH dont la mission était de renforcer l’État de droit en Haïti. Cuisant échec. Responsabilité partagée.
Il ne faut pas jeter la faute à Jovenel Moise seulement : il y a aussi les faux docteurs autour de lui. En répandant de faux enseignements, ils sont pris en flagrant délit de blasphème, de violation, de reniement des lois de la République et de la Constitution.
Je n’ai pas l’intention de nuire ou de rabaisser personne, mais je pense, en ce temps difficile, que la nation a besoin de prédicateurs de justice, des voix fortes et légitimes. En Haïti, il y avait de tout temps de faux politiciens et de faux docteurs qui diffusent des idées fausses en droit, en sociologie, en sciences politiques, etc. Il faut empêcher que le peuple les suivent dans leur manipulation démagogique et dangereuse.
Depuis un certain temps, Haïti est dirigée par un « pouvoir mal ». C’est le cas de dire que notre pays vit sous l’empire du malin. De petits malins, égoïstes, sèment la confusion et remplacent la vérité par la calomnie. Il faut les dénoncer parce que, chaque jour qui passe, on se rend compte qu’ils sont sans frein, déréglés, au comportement erratique. Rien n’échappe à leur folie de destruction : ils déréglementent les institutions et instaurent l’iniquité partout. Ils promettent à la nation une nouvelle Constitution plus respectueuse des droits pendant qu’ils portent atteinte aux droits fondamentaux des citoyens. Ils affirment vouloir lutter contre la corruption pendant qu’ils mettent en place un gouvernement sans contrôle. En anéantissant le Parlement, la Cour des comptes – deux institutions destinées au contrôle du budget de l’État (art 223 de la constitution) -, ils deviennent eux-mêmes promoteurs de la corruption.
Comment peut-on forcer un peuple qui vit dans un manque de tout à rester dans l’ignorance de l’usage qui est fait avec ses impôts ? Cette question n’est pas banale. À force d’être posée et reposée, le peuple souffrant finira peut-être par avoir une réponse. Le chef de l’État s’attribue tout. Peut-être que, devant l’omniscience de ce dernier, le président Sildor et les membres du pouvoir judiciaire restent les yeux fermés comme pour mieux prouver leur obéissance et leur soumission au « Tout-Puissant ». L’État est réduit à la merci d’une personne, avec la complicité des deux autres grands pouvoirs de l’État. Ce sont là des œuvres d’imposteurs qui, avec leur discours enflés d’orgueil, induisent tout un peuple dans l’erreur.
Si on veut du nouveau, il ne faut pas camoufler l’ancien présenté comme nouveau : on doit rompre avec le passé. Avec la bêtise. Avec l’improvisation. Avec l’à-peu-près. L’un chasse l’autre : il faut être radical avec les principes de la République, de la démocratie et de l’État de droit. Les institutions morales, comme les églises, doivent savoir qu’on ne négocie pas les principes. Elles ne doivent pas être neutres ni silencieuses devant la vérité. Comme certains de ses devanciers, Jovenel Moïse redoute la fin de son mandat. En effet, la conjoncture actuelle est du déjà-vu. Un retour en arrière peut nous faire revivre les nombreux exercices de manipulation de certains dirigeants en fin de règne pour confisquer le pouvoir politique au-delà de leur mandat constitutionnel. À la réalisation de ces basses manœuvres, se sont toujours associés de grands intellectuels, des journalistes, des prêtres, des pasteurs, des hommes d’affaires, des houngans en rangs serrés. On les a vus se bousculer pour justifier l’inadmissible. Mais le peuple les a toujours mis en échec. Rien d’étonnant si aujourd’hui on voit l’histoire se répéter, avec la même ligne fondamentale. Pour répéter le Dr Louis Joseph Janvier, le pays réel, ce sont les masses rurales et urbaines, tout le reste est superficiel.
Nous sommes dans la caducité. La vérité est que le pays a besoin de l’émergence d’une radicalité pour que le nouveau, basé sur la modernité, chasse l’ancien tombé en désuétude. Haïti n’a pas besoin de ces élites sauvages incapables d’évoluer dans une Haïti moderne, mais de dirigeants patriotes, intègres, compétents et éclairés pour fabriquer la nouvelle République.
Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel
Sonet43@hotmail.com