En Haïti, les gangs étendent leur emprise sur la vie politique
On en compte une centaine, à Port-au-Prince et dans les environs. À Haïti, les gangs armés ont multiplié enlèvements et actions violentes contre la population ces trois dernières années. Ils profitent du vide laissé par l’État pour renforcer leurs alliances informelles avec la classe politique et le secteur privé. Analyse de Frédéric Thomas, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental, basé à Louvain-la-Neuve, en Belgique.
Entretien réalisé par Claire Riobé – Cité du Vatican
Haïti toujours en crise. Le chef du gang haïtien des 400 Mawozo, qui a enlevé 17 citoyens nord-américains à la mi-octobre, menace de les faire exécuter.
Selon les Nations unies, environ un tiers de la capitale haïtienne, Port-au-Prince, est actuellement touché par les activités criminelles et la violence propagées par ces gangs. Longtemps cantonnés aux quartiers pauvres de la capitale, ils ont étendu en trois ans leur contrôle sur le territoire. Meurtres, kidnappings, exactions, détournements de biens… ils terrorisent la population tout en jouissant de relations privilégiées avec l’élite du pays. À tel point qu’ils sont aujourd’hui considérés comme des acteurs informels de la scène politique haïtienne.
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Entretien avec Frédéric Thomas
«Il existe une longue tradition des bandes armées en Haïti. Mais jusqu’à ces dernières années, elles étaient en faible nombre, peu active et peu présente. La situation s’est largement dégradée au cours de ces trois dernières années, au fur-et-à mesure de la protestation sociale. Depuis juillet 2018, ces gangs sont utilisés par la classe politique et la classe des affaires pour faire pression sur les protestations.
Connait-on les différents gangs qui sévissent aujourd’hui dans le pays ?
On les connait du moins en partie. On parle d’une centaine de bandes armées, les trois quarts d’entre elles étant actives dans la capitale, Port-au-Prince. Les plus connues sont les 400 Mawozo, ceux qui ont enlevé les missionnaires américains et canadiens (le 16 octobre 2021), du fait de leurs actions spectaculaire d’enlèvements.
L’autre gang le plus connu est le G9, un regroupement de 9 bandes armées à la tête duquel se trouve un ancien policier, dont on connait les liens avec le pouvoir. Mais il en existe en tout une centaine, souvent plus petites, qu’il est difficile de repérer, d’analyser et de documenter.
D’où viennent les armes utilisées, et par qui les gangs sont-ils financés ?
On parle bien d’armes illégales qui circulent en Haïti et qui proviennent essentiellement des États-Unis et de République Dominicaine. Sur le financement des bandes armées, on sait qu’elles ont des liens avec la classe politique et les hommes d’affaire qui les utilisent pour contrôler des territoires et s’assurer à terme des votes lorsqu’il y a des élections mais l’essentiel de leurs revenus ces dernières années sont les enlèvements.
Y a-t-il une instrumentalisation des bandes armées par la classe politique haïtienne ?
Depuis Aristide, au début des années 2000, il y a une utilisation de la classe politique des bandes armées pour s’assurer le contrôle de certains quartiers, s’assurer des votes, asseoir sa légitimité donc une forme de clientélisme. Cette classe politique est très peu crédible, discréditée par la population, où la participation aux élections tourne autour de 20%. C’est une manière pour la classe politique d’asseoir son pouvoir en utilisant les bandes armées, en les finançant et en leur demandant en retour un soutien populaire.
D’autant qu’il y a une impunité généralisée de la justice, non seulement envers les bandes armées mais aussi envers les responsables d’assassinats ciblés et de massacres. Il n’y a aucune action en justice qui n’ait été menée à son terme au cours de ces dernières années en Haïti.
Quelles sont les solutions aujourd’hui envisagées aujourd’hui pour lutter contre les gangs ?
La situation est allée en empirant et va malheureusement continuer d’empirer faute d’écouter les Haïtiens et les Haïtiennes, qui ont des propositions qui les portent depuis des mois et des années. Notamment celle d’une transition, pour en finir avec cette corruption et cette impunité, avec cette collision entre une classe politique, une élite d’affaire et ces bandes armées.
Et pour cela, il faut renverser la diplomatie et se mettre à appuyer cette lutte anti-corruption, et appuyer les organisations de femmes, organisations sociales et les Églises, qui portent cette soif d’un changement. Car faute d’un changement réel, nous sommes condamnés à appuyer une classe politique qui participe aux problèmes plutôt qu’aux solutions.»