Monsieur Max Beauvoir, grand prêtre vaudou, tient d’abord à chasser «les ombres» qui entourent son culte. Monsieur Beauvoir, élevé chez les pères, franc-maçon et chimiste, «formé à l’université de Reims», est un puits de bonne éducation qui se recommande fréquemment du président René Préval quand il s’exprime : «J’ai dit au Président que… Le Président partage avec moi… J’ai vu le Président en entretien privé…» Monsieur Beauvoir est une excellente réclame pour le culte vaudou. Il s’empresse d’ailleurs de nuancer les frissons répandus par un de ses confrères, qui assurait dernièrement que la catastrophe était prévisible «car les esprits n’avaient pas été écoutés». Monsieur Beauvoir balaye cette interprétation. «Les esprits n’ont rien à voir là-dedans ! Il s’agit d’une explication rationnelle, géophysique. Ce qui ne veut pas dire que tout s’explique, n’est-ce pas. Moi-même, voyez-vous, j’ai joué au Rubik’s Cube peu avant le tremblement de terre. C’était très inhabituel de ma part. J’étais désœuvré ce jour-là, sans rien de concret à accomplir. Je me suis dit en riant : c’est étrange que tu commences une partie de Rubik’s Cube à 16 h 45 !»
«écologie spirituelle». Max Beauvoir est un homme fort séduisant. Il parle une langue universitaire et enchaîne les interviews à la presse internationale dans lesquels il souligne «l’importance de se défaire de la déplaisante représentation hollywoodienne donnée de notre religion». Comprendre : zombies langés, armée de morts- vivants avec machettes ensanglantées, danses sur braises incandescentes et croupes offertes à la concupiscence des possédés. C’est en substance ce qu’il «compte glisser au président Sarkozy» lors de sa visite aujourd’hui, à laquelle il ne doute pas d’être convié avec les corps constitués du pays. En profitant de l’occasion pour lui affirmer que le culte vaudou est «consubstantiel» de la culture haïtienne : «C’est notre marqueur génétique», affirme-t-il. «Après chaque catastrophe le culte vaudou reprend du poil de la bête, c’est habituel», glisse avec un sourire las un père du petit séminaire.
Max Beauvoir, 74 ans, qui se proclame «grand prêtre» de tous les vaudouisants, se considère, toutes proportions gardées, comme le «Moïse» de la communauté qui ne possède pas pour le moment de consistoire : «Je compte bien profiter de l’après-tremblement de terre pour structurer le culte à travers des représentations dans tous le pays. J’étais sur le point d’y parvenir quand tout s’est effondré…» Une idée du nombre de pratiquants ? «Je dirais que 75% des Haïtiens sont vaudouisants.» La communauté n’est pas un groupe pastoral «comme il en existe chez les chrétiens», même si certains rites catholiques aident à rentrer en contact avec les esprits qui, à l’instar des hommes, ont leur propre personnalité. Tel esprit est bougon. Tel autre est friand de tel plat en sauce.
C’est un culte d’une grande poésie, une sorte d’«écologie spirituelle», résume Guy Maximilien, historien des religions. «C’est un culte qui se nourrit des rayons» des galaxies et d’élixirs aux reflets opalescents. Un culte «avec des entités supraterrestres. Il s’agit de rentrer en contact avec elles par l’offrande de nourritures», conclut l’historien local.
Monsieur Beauvoir reçoit dans son temple, qui n’a pas trop souffert. Pour lui, l’essentiel du berger n’est donc pas dans le mouton mais dans «le rapport de l’homme avec la nature».Mais, compte tenu du désastre écologique qui prévalait avant le séisme, la tâche est immense. «C’est un défi majeur», dit-il en levant l’index. Max Beauvoir poursuit : «Pour ce faire, le tremblement de terre doit être pris comme un moyen de mettre à bas le monopole de toutes les Eglises sur la société haïtienne, surtout celui de l’Eglise catholique», dit-il.
«état laïque». C’est aussi ce que prétend Ronald Derenoncourt, 56 ans, plus connu en ville sous le nom d’«empereur Aboudja», au discours infiniment plus vif. A l’écouter, l’Haïti d’avant n’est plus. Le culte vaudou appelle aujourd’hui le peuple à se détacher de «sa culture judéo-chrétienne». L’empereur Aboudja est très remonté : «Il s’agit d’une culture étrangère, hexogène, qui n’est pas la nôtre.» Bref, il invite les Haïtiens à tourner la page du vase de Soissons, des vers de Jean de La Fontaine et des pères blancs. L’empereur, qui ne vit pas uniquement des dons des fidèles, est employé à la pige pour la chaîne de télévision américaine ABC dans le but d’assurer aux reporters une meilleure compréhension des «réalités haïtiennes». Pour l’empereur Aboudja, qui n’a eu de cesse de compiler le patrimoine lyrique haïtien («Notre bible à nous, les vaudouisants»), l’Eglise catholique serait responsable de «tous les maux».
Il avance l’idée d’«une collusion coupable des ecclésiastiques avec tous les pouvoirs qui se sont succédé» dans le but de mettre le pays dans une situation de «dépendance religieuse au catholicisme». Ce qui ne manque pas de sel quand les enfants de ces mêmes grands dignitaires religieux sont scolarisés dans des institutions catholiques. Et d’enchaîner : «Nous ne voulons pas profiter du tremblement pour nous affirmer, mais nous voulons dire que la société haïtienne doit devenir un Etat laïque où l’école doit être un de ses fondements majeurs et qu’il n’y aura pas de reconstruction sans éducation.» Un «discours politique que je revendique» et qui prendrait presque un tour insurrectionnel : «Nos gouvernements sont des malpropres ! Le peuple, lui, est digne. Je connais des gens qui ne possèdent que deux chemises. Ils sont, dans la saleté de ce pays, d’une incroyable propreté physique et morale. Les Haïtiens sont traités comme du bétail par nos dirigeants qui volent et détournent l’aide impunément.»
«courber l’échine». Max Beauvoir, lui, est beaucoup plus prudent sur ce sujet du peuple et ne se risque pas à égratigner la main du président Préval. Il invoque «les esprits» qui, eux normalement, ne votent pas. Et puis les places sont quand même à prendre. A l’écouter, Haïti ne se reconstruira pas «en reniant, comme il l’a fait, son passé africain. Le vaudou a courbé l’échine. Il a été ostracisé. L’Eglise est à terre. Il est temps de montrer au monde qui nous sommes, des hommes guidés par les esprits, vers le chemin du savoir et de la fraternité».
Le chemin de la laïcité «à la haïtienne» passerait donc par les esprits ? C’est un chemin cosmique. Mystérieux. Inquiétant. Comme le dindon de Monsieur Beauvoir dans lequel «l’esprit d’un homme est rentré», dit un serviteur du culte. On pourrait presque en sourire si le pays ne se mourait pas.
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