« L’insécurité que nous vivons est une insécurité d’État, un banditisme d’État, le résultat de la gestion des autorités depuis que Jovenel Moïse a fait alliance avec les gangs pour museler la contestation. C’est la raison pour laquelle, depuis 2018, il y a eu onze massacres à Port-au-Prince, à Bel-Air, Saline, Cité-Soleil, Pont-Rouge. Avec, chaque fois, au moins 30 morts. Les quartiers d’opposition tombent les uns après les autres. » La voix est posée ; le regard glisse parfois sur l’écran qui, face au bureau, diffuse en continu les images de onze caméras de surveillance. Directeur du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), le sociologue Pierre Espérance dresse le bilan désastreux d’une administration qui, dit-il, a affaibli les institutions du pays : « La police est paralysée, la justice n’a aucun moyen. La Cour supérieure des comptes, le Sénat… personne ne peut travailler. C’est la première fois depuis Duvalier, en 1986, qu’un chef d’État s’allie aux gangs. Les plaintes sur les onze massacres sont documentées, déposées, mais il n’y a aucune poursuite. Les responsabilités du G9 sont établies. Et Jimmy Cherizier, Barbecue, n’est pas dans le maquis. »
Non, Barbecue n’est pas dans le maquis. Il est devant nous et vient de se réveiller d’une sieste. Le chef du G9 est trapu. Corps puissant, regard électrique. Il dort le jour, combat la nuit. Il nous scanne d’un œil noir puis offre des bières avant d’aller prendre une douche, tandis qu’un garde du corps cache son fusil d’assaut. « Les armes ne sont pas des trophées, inutile de les montrer », tempère le chef, soucieux de son image. Il porte sur le bras un tatouage de la police, même s’il en a été radié. Il revient quelques minutes plus tard. On l’accuse d’avoir massacré des gens à la Saline ? « Eh bien ! allons voir comment les gens m’y accueillent », lâche-il. Au moment de partir, il se met à genoux dans la rue et, selon un rite vaudou, dessine une croix avec de la Florida, une eau de Cologne mystique. Il enflamme le liquide, puis s’en asperge le corps et le visage pour se protéger. Il a déjà échappé à la mort neuf fois. « C’est parce qu’ils n’arrivent pas à me tuer qu’ils me mettent des massacres sur le dos. » Des colts 9 mm sont glissés sous les tee-shirts blancs de ses hommes. Nous voilà partis à une quinzaine de motos vers la Saline. Une horde sauvage qui soulève la poussière et fait baisser les yeux.
Arrivés dans le bidonville, l’homme fort du G9 entre dans les ruelles souillées, peuplées par des ombres. Les habitants le saluent, éberlués par sa présence. « Regardez ces gens, dit-il. Ils pourrissent dans la misère. Je ne peux pas les assassiner, j’ai vécu comme eux ! Mes ennemis, ce sont les riches hommes d’affaires, les douze familles qui contrôlent l’économie de l’île sans partager. C’est l’injustice, l’inégalité sociale qui me rend malade. Et tôt ou tard, je renverserai le système, au péril de ma vie. » Déterminé, Jimmy Cherizier s’enfonce dans la Saline, suivi par ses hommes silencieux. Il prône la révolution, affirme n’avoir jamais parlé avec le président haïtien. « Au contraire, je vais me battre contre le gouvernement. J’attends juste le bon moment pour agir. Sinon, dans dix ans, dans vingt ans, sans éducation, sans université, sans hôpitaux, on en sera au même point. »
À l’entrée de l’immense marché de la Croix-des-Bossales, cet homme qui a pour modèle Che Guevara pénètre dans une baraque et salue ses lieutenants, Ti Junior, le nouveau chef de la Saline, jeune et émacié, et, plus loin, « Mikano », le chef du gang de Wharf-Jérémie, en costume africain jaune, ancien taulard, de haute stature, sombre et discret, également accusé de massacres. « Ces hommes ne sont pas des chefs de gang ! Ils aident les gens, ils ont restauré leur quartier », assure Barbecue, franc-maçon depuis 2004 : « Sur ma foi maçonnique, dans les zones du G9, il n’y a pas de vols, pas de viols, pas de kidnappings. » Fils d’un chapelier et d’une mère vendeuse de poulets frits, Jimmy Cherizier explique tenir son surnom du métier de sa mère et non de sa réputation de brûler ses victimes.