“Vivre à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, c’est vivre dans une insécurité permanente. Ce sont des difficultés terribles qu’affrontent les gens quotidiennement pour aller travailler. Se rendre au travail est une épreuve à cause des combats de gangs notamment, qui font beaucoup de victimes civiles. Il faut parfois trouver un nouvel endroit où dormir. 30 à 40 000 personnes ont dû quitter leur foyer depuis un an. 10 à 15 000 d’entre eux habitent dans des écoles ou des gymnases, les autres chez des proches”, explique Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations à Haïti pour Médecins sans Frontières, qui assure que l’ONG “reste” pour continuer à aider Haïti.
La situation en Haïti reste tendue et imprévisible à la suite de l’assassinat du Président Jovenel Moise dans la nuit du 6 au 7 juillet.
Alors que globalement la situation reste relativement calme, une recrudescence de la violence des gangs a été observée au cours des quatre derniers jours.
Les activités de réponse humanitaire ont été retardées dans un contexte politique et sécuritaire incertain.
Les partenaires humanitaires travaillent en étroite collaboration avec les autorités gouvernementales sur la mise en œuvre d’une stratégie de relogement.
L’assassinat crapuleux du président Jovenel Moïse dans la nuit du 6 au 7 juillet marque le point culminant de l’insécurité et de la criminalité en Haïti au cours des dernières années. Il ramène le pays près d’un siècle en arrière lors du lynchage du président Vilbrun Guillaume Sam assassiné le 28 juillet 1915 à Port-au-Prince. Contrairement à Jovenel Moise, il s’agissait d’une révolte populaire.
L’insécurité et la criminalité politiques ne datent pas d’aujourd’hui dans la première république noire du monde. Le père fondateur de la nation, Jean-Jacques Dessalines, a d’ailleurs été assassiné le 17 octobre 1806, moins de trois ans après l’Indépendance nationale proclamée le 1er janvier 1804. Le président Cincinnatus Leconte, descendant d’un fils de Jean-Jacques Dessalines, est mort aussi assassiné le 8 août 1912 à Port-au-Prince.
Si Haïti a enduré la fâcheuse dictature des Duvalier père et fils pendant 29 ans, de 1957 à 1986, elle est en passe de subir, en 2021, celle encore plus funeste des gangs armés. Ces derniers kidnappent, tuent, rançonnent, délogent et font fuir d’Haïti des professionnels, simples citoyens, investisseurs et touristes.
Les habitants de Martissant sont obligés d’abandonner leurs logements sous les menaces de mort des gangs armés qui règnent en seigneurs des lieux. Le même phénomène est observé à Bel-Air, au bas de Delmas, à Cité Soleil et dans bien d’autres endroits sur le territoire national. Or, le logement représente l’un des postes de dépenses les plus importants de la classe moyenne et de la grande masse des défavorisés en Haïti.
Insécurité
Comme si cela ne suffisait pas, un commando de mercenaires a été importé afin d’exécuter le président Moïse dans sa chambre à l’intérieur de sa résidence privée. S’il en est ainsi d’un président en fonction, qu’en sera-t-il des simples citoyens ? La réponse est très simple : ils se font tuer à longueur de journée.
La Fondasyon Je Klere, un organisme local de défense des droits de la personne, confirme avoir recensé une soixantaine de personnes tuées à Cité Soleil, avenue Magloire Ambroise, à Delmas et à Pétion-Ville au cours de la période allant du 25 au 30 juin 2021.
De 1957 à 2021, l’insécurité et la criminalité ont épousé plusieurs visages. Elles étaient essentiellement politiques sous la dictature des Duvalier. Mais le citoyen lambda qui s’écartait de toute activité politique, s’il n’était pas victime d’abus de pouvoir des Tontons Macoutes ou de dénonciation calomnieuse, pouvait vaquer librement et tranquillement à ses activités à n’importe quelle heure et n’importe où sur le territoire national.
Après le départ de Jean-Claude Duvalier, l’insécurité et la criminalité ont encore gardé une couleur politique au cours des gouvernements militaires. Ils ont connu un pic durant la période du coup d’État militaire, c’est-à-dire du 30 septembre 1991 au 15 octobre 1994.
Violence d’État
Dans un rapport sur la situation des droits de la personne en Haïti, la Commission interaméricaine des droits de l’homme indiquait que : « Durant la visite qu’elle a effectuée du 23 au 27 août 1993, la Commission s’est trouvée en présence d’une population terrorisée par les militaires et par les groupements paramilitaires qui les aidaient, appelés “attachés” ou “zenglendos”, et opéraient en totale impunité grâce à l’inefficacité et à la subordination des autorités judiciaires, qui craignaient dans certains cas des représailles de la part des agents des forces armées. » C’était une violence d’État.
Le gouvernement du président Leslie Manigat avait dû faire face à une vague d’insécurité en dépit des bonnes intentions de ce chef de l’État de faire régner l’ordre et la sécurité sur tout le territoire national à l’époque.
En conférence de presse le 19 mai 1988, le président Leslie Manigat exhorta la population à soutenir les Forces armées d’Haïti et la Police nationale dans la lutte contre l’insécurité et la criminalité. Celles-ci étaient les principales préoccupations du gouvernement dirigé par le premier ministre d’alors, Martial Célestin.
Le plan de rétablissement de sécurité gouvernemental accordait une importance particulière aux brigades-vigilance, ces groupes organisés de citoyens des différents quartiers qui organisaient eux-mêmes leur propre sécurité.
Le président Manigat avait pris soin de distinguer le banditisme social du banditisme politique. Le premier fait référence à la violence qui naît des conditions sociales du pays. La pauvreté et les inégalités de richesse constituent le terreau du développement de cette forme de banditisme, arguait le président Manigat, qui constatait déjà la fin de la société traditionnelle de Port-au-Prince où les gens pouvaient dormir avec les portes de leurs maisons ouvertes.
À cette époque, l’aire métropolitaine de Port-au-Prince comptait seulement un million d’habitants contre environ trois millions aujourd’hui. Ce type de concentration urbaine s’accompagne d’une concentration de problèmes de gouvernance, de gestion et d’économie, indiquait le président Manigat, qui ne voulait pas cependant retenir la pauvreté comme cause directe de la criminalité.
Violence politique
Quant à la violence politique, elle œuvre à la déstabilisation du pays dans l’objectif d’accéder au pouvoir, selon le président Manigat. Elle est aussi utilisée pour maintenir le pouvoir. Le professeur Manigat indiquait que le banditisme social peut être utilisé par le banditisme politique qui est, selon lui, le pire des deux.
À la suite du départ forcé du président Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004, l’insécurité allait garder une autre saveur politique en gagnant des territoires spécifiques dits zones de non-droit.
À Port-au-Prince, c’était principalement à Bel-Air et à Cité Soleil que l’on ne pouvait pas circuler librement sans crainte d’être victime. Le kidnapping connaissait une ampleur considérable à cette époque. On se souvient du kidnapping suivi de l’assassinat crapuleux du poète et journaliste très connu Jacques Roche, malgré le versement de rançon. Selon certains, c’était avant tout un crime politique.
Depuis, la criminalité et l’insécurité ont connu une évolution en dents de scie. On a connu un apaisement majeur durant le deuxième mandat du président René Préval (2006-2011) avant que cela refasse surface durant le mandat du président Michel Joseph Martelly (2011-2016).
Le président Préval avait montré une ferme détermination de combattre les gangs armés tout en leur offrant une porte de sortie à travers le programme de désarmement, de démantèlement et de réintégration des gangs armés.
L’avertissement du président Préval était très ferme et clair : « vous remettez les armes ou vous mourrez ». Cettemenace était crédible puisque les chars et les soldats de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) étaient prêts à épauler la Police nationale d’Haïti (PNH). Par exemple, les gangs armés n’oseraient pas faire déguerpir les paisibles habitants de Martissant.
Guérilla
Depuis l’année 2018, la prédominance des gangs armés redevient la principale source d’insécurité avec des cas d’enlèvements spectaculaires au début de l’année 2021.
Les chefs de gangs règnent sur des quartiers en déjouant les forces de l’ordre. Qui plus est, la PNH semble être complètement impuissante face à la guérilla de ces gangs armés. L’assassinat du président Moïse a conforté cette hypothèse.
L’évolution de l’insécurité et de la criminalité s’est accompagnée d’une dégradation accélérée de la gouvernance des institutions judiciaire et policière ainsi que d’une détérioration des conditions de vie de la population haïtienne.
L’économie est entrée en récession depuis 2019 avec deux années consécutives de croissance économique négative : -1,7 % en 2019 contre -3,3 % en 2020. Ce contexte a facilité l’émergence d’une économie criminelle.
Le spécialiste Noël Pons fait ressortir toute la complexité de définir l’économie criminelle à la base de la violence et de l’insécurité, en particulier du kidnapping. Selon lui, l’économie criminelle « est présente, logiquement, sur les marchés interdits : celui de la drogue lui est naturellement échu, celui de la traite des êtres humains est l’une de ses activités de prédilection. Ces deux secteurs constituent à eux seuls une source de profits immenses et rémanents, mais ils évoluent vers l’économie grise. Celui des enlèvements, apanage des bandes rivales, est devenu l’accompagnateur discret de ces deux premières activités dans les pays fortement criminalisés, jusqu’à constituer une véritable industrie pour de nombreux sicaires. »
Une définition qui correspond bien à la réalité haïtienne d’aujourd’hui et qui ne changera pas de sitôt.
En raison de la situation actuelle, l’augmentation des prix des denrées alimentaires, la disponibilité des produits frais sur les marchés et l’impact sur la chaîne d’approvisionnement des marchandises, c’est-à-dire les pénuries d’essence et de diesel, se sont aggravés. La fermeture de la frontière entre la République dominicaine et Haïti à la suite de l’assassinat du président a encore aggravé la situation.
Parallèlement, la recrudescence du COVID-19 reste une menace pour la population. Selon le ministère de la Santé (MSPP), au 6 juillet, 19 374 cas ont été officiellement déclarés avec 487 décès associés depuis le début de la pandémie. Bien que le nombre de cas positifs liés à la troisième vague commence lentement à diminuer et qu’une légère diminution du nombre d’hospitalisations soit signalée, la capacité à détecter et à traiter les cas de COVID-19 reste limitée, et est parfois restreinte par les restrictions de mouvement dues à la violence et à l’insécurité permanentes. Des retards dans la notification des nouveaux cas sont également à prévoir en raison de problèmes techniques liés aux fournitures de tests.
Comme indiqué dans un rapport de situation distinct publié le 4 juillet, la tempête tropicale Elsa, qui risquait de réduire les capacités de réponse sur le terrain, n’a pas frappé Haïti aussi fort que prévu. La tempête, temporairement élevée au rang d’ouragan de catégorie 1, a apporté quelques fortes rafales de vent et de pluie sur la péninsule sud d’Haïti. Cependant, aucune victime n’a été signalée. Trois blessés, la destruction de terres agricoles et de toits de maisons, des arbres abattus et des lignes électriques sont les seuls dommages signalés.
https://reliefweb.int/report/haiti/ha-ti-instabilit-politique-et-ins-curit-rapport-de-situation-no-5-14-juillet-2021
https://www.ledevoir.com/opinion/idees/617367/idees-l-insecurite-en-haiti-de-francois-duvalier-a-jovenel-moise
https://www.unicef.org/haiti/communiqu%C3%A9s-de-presse/laugmentation-de-la-violence-des-gangs-en-ha%C3%AFti-cible-maintenant-les-enfants