La population d’Haïti et le Conseil national de gouvernement, neuf mois après la chute de M. Jean-Claude Duvalier, commencent à mesurer l’ampleur du désastre économique causé par la dictature. Jamais, dans l’histoire pourtant tumultueuse du pays, les caisses publiques ne furent autant utilisées au profit de hiérarques sans scrupules.
Le pays a été saigné à blanc, mis en coupe réglée par une poignée de familles et, en même temps, abandonné à lui-même, non administré, non géré ; bref, non gouverné, si ce n’est par l’arbitraire et la terreur. Et cela durant trois décennies, au point que, M. Duvalier parti, l’économie paraît condamnée à demeurer longtemps en ruines. Selon le New York Times (1), l’anarchie atteint de telles proportions que la Banque centrale d’Haïti est pratiquement dirigée par le représentant local du Fonds monétaire international (FMI), tandis qu’une mission de la Banque mondiale, venue à Port-au-Prince pour signer le financement d’un projet évalué à 75 millions de dollars, a dû repartir à Washington faute d’interlocuteurs compétents. Dans cette situation, l’assainissement de l’économie, sa « déduvaliérisation », apparaît comme un préalable indispensable à la reconstruction du pays.
Les révélations de M. Marcel Léger (2), ancien ministre des finances du CNG, ont permis de mesurer l’ampleur de la tâche. Tout l’appareil économique était gangrené par une corruption sans bornes. M. Léger a découvert que l’une des principales sources d’enrichissement des dirigeants duvaliéristes résidait dans la vente du corps d’Haïtiens, morts ou vifs. Morts, on expédiait leurs cadavres, contre espèces sonnantes, à des universités américaines pour les classes d’anatomie des étudiants de médecine. Vivants, on les vendait comme « esclaves » d’un nouveau type en République dominicaine pour couper la canne à sucre. Le sang de tous ces malheureux était en outre acheté à un prix de misère par la Hemo Caribbean Inc., une filiale appartenant à M. Lucker Cambronne, ex-ministre des travaux publics et de l’intérieur et ex-dirigeant de la police politique. Puis le plasma était vendu au prix fort à trois laboratoires américains : Armour Pharmaceutical, Laboratories Cutter et Dow Chemical. D’autre part, un véritable trafic d’organes, digne des pires films d’horreur, avait été mis sur pied. Le Pittsburg Times (3) a raconté comment la vente d’organes, particulièrement de reins, a permis à certains duvaliéristes d’amasser de véritables fortunes. Un rein haïtien acheté 40 dollars à Port-au-Prince était revendu 50 000 dollars aux Etats-Unis.
Le nouveau gouvernement, le CNG, que préside le général Namphy, ne semble pas pressé de faire la lumière sur ces sinistres trafics. Pour éviter tout scandale, il a même consenti en mars dernier à restituer au gouvernement dominicain la somme de 2 millions de dollars versée à M. Jean-Claude Duvalier par l’entremise de l’ambassadeur haïtien à Saint-Domingue, M. Hervé Denis, pour la « location » de dix-neuf mille coupeurs de canne haïtiens que l’ancien dictateur n’a pas eu le temps de « livrer ».
Les pratiques de rapine et de vampirisme (vente d’esclaves, de cadavres, de sang et d’organes), si elles sont les plus abjectes, sont loin d’être les seules méthodes employées par l’ancien dictateur et ses proches pour s’enrichir. Le détournement de l’aide étrangère était pratique courante (4) : les émissaires de M. Duvalier parcouraient le monde, la sébile à la main, quémandant la charité internationale. En jouant sur le complexe de culpabilité des pays industrialisés et sur la bienveillance de certaines puissances à l’égard de son régime, M. Duvalier parvint à soutirer plus de 1 milliard de dollars en une décennie à des pays comme les Etats-Unis, la France, l’Allemagne de l’Ouest, le Canada, le Japon et Israël (5). D’autres donateurs, comme le Mexique ou le Venezuela, furent victimes d’autres genres d’escroqueries : par exemple, une cargaison de pétrole, cédée à des prix préférentiels par le Mexique, fut détournée en haute mer et vendue à l’Afrique du Sud par le beau-père de M. Duvalier, M. Ernest Bennett (6).
Celui-ci, tard venu dans le « gang » qui pillait le pays (il ne s’y intègre qu’en 1980, après la mariage de sa fille Michelle avec Jean-Claude Duvalier), met bientôt les bouchées doubles. Il parraine les plus louches des transactions, réclame — au titre de « beau-père du président » — le droit de ne point payer de taxes, et fera révoquer M. Marc Bazin, ministre des finances en 1982, qui lui refuse ce droit. Alors que sa fille trône en reine de l’extravagance, M. Bennett devient vite le roi de la prédation : il détourne, entre autres, un don américain de graines de soja, reçu par Haïti en 1985, pour le remettre à l’un de ses fils, propriétaire d’un usine d’huile comestible, L’Huilerie tropicale SA.
Parmi les nombreuses autres escroqueries, on peut rappeler la vente à des pays d’Amérique latine d’une partie du café destiné à la consommation locale. Des notes manuscrites de M. Bennett adressées à M. Duvalier, et retrouvées à Port-au-Prince après la fuite du dictateur, font état de cette vente en contrebande (7). Durant l’été 1985, M. Bennett déclarait, non sans cynisme, au directeur de l’hebdomadaire Haïti Observateur à New-York : « Vous savez, j’ai de la chance, tout ce que je touche se transforme en or. C’est le cas pour les matériaux de construction, les camions pour le transport de ciment, le café, les voitures, l’hôtellerie, l’eau potable et maintenant l’aviation civile. »
Les pratiques des Duvalier-Bennett n’épargnaient pas même le FMI, qui, en 1981, vit disparaître un prêt de 20 millions de dollars sans la moindre explication. L’ancien dictateur s’estimait offensé — au nom de la souveraineté nationale — lorsque certains pays donateurs exigeaient des comptes sur le destin des sommes données ou des biens offerts.
Le tonneau des Danaïdes
Malgré cette flagrante immoralité, l’aide internationale continua de parvenir comme si de rien n’était, de nombreuses puissances fermant les yeux, au nom de la raison d’Etat, sur le pillage d’une nation. Si le régime n’avait été renversé par la révolte des citoyens, l’aide aurait continué à être versée par millions dans un véritable tonneau des Danaïdes. Pour preuve : le FMI s’apprêtait à effectuer, en mars 1986, un nouveau prêt de 26 millions de dollars.
Le résultat de cette longue prédation et de cette aide incontrôlée est une économie en lambeaux. L’agriculture a continué de dépérir et ne satisfait plus désormais que 60 % des besoins alimentaires d’une population pourtant mal nourrie. Les conditions de vie des paysans se sont encore aggravées : en certaines régions, la surexploitation du sol a provoqué une sorte de « sahélisation ». Le chômage touche plus de la moitié de la population active (8).
La dette extérieure atteint 1 milliard de dollars. Les réserves en devises sont actuellement inexistantes, alors que le pays doit rembourser au FMI 24 millions de dollars cette année, et 25 millions l’an prochain. Et d’autres créances plus petites attendent. La balance commerciale affiche un déficit de l’ordre de 200 millions de dollars. La décote de la monnaie locale, la gourde, par rapport au dollar varie entre 8 % et 25 % depuis 1984. Le revenu annuel per capita était de 377 dollars en 1985, de 9 % inférieur à celui de 1980.
Le CNG se trouve donc devant une situation d’autant plus alarmante que les désordres causés par son immobilisme politique (9) et la faiblesse de l’aide étrangère assombrissent encore davantage le panorama économique (10). Selon le Financial Times (11), M. Marc Bazin serait l’un des rares candidats à la présidence à inspirer confiance aux milieux financiers internationaux. Mais, en attendant les lointaines élections de novembre 1987, la gâchis demeure et le malaise se renforce, tandis que les préoccupations quotidiennes du petit peuple restent les mêmes (12).
Les mesures du nouveau ministre des finances, M. Leslie Delatour, qui a fait baisser le prix de l’essence, du sucre et d’autres produits de première nécessité, sont venues, en partie, soulager une population exaspérée. En effet, les citoyens n’ignorent pas que l’huile de cuisine, le sucre, la farine et le ciment sont produits dans des entreprises d’Etat (13) qui ont longtemps fonctionné à des coûts faramineusement élevés (pouvant aller jusqu’au triple, dans le cas du sucre, du prix du même produit importé) pour le plus grand profit de l’ancienne classe dirigeante. Le New York Times (1) a révélé que M. Duvalier empochait personnellement 1 dollar sur chaque sac de farine produit dans la Minoterie nationale, et 50 cents par sac de ciment produit par la société Les Ciments d’Haïti (14).
Si le rançonnement des patrons a pris fin, d’une certaine manière, les postes-clés sont toujours entre les mains des duvaliéristes. Et les structures des monopoles, de la contrebande et de la corruption demeurent en place, solidement implantées. Elles peuvent réduire à néant les timides efforts d’assainissement conduits par le CNG. Ces efforts sont notoirement insuffisants en matière d’épuration, puisque, jusqu’à présent, seuls deux grands tortionnaires de l’ancien régime ont été jugés : M. Edouard C. Paul, condamné à trois ans de prison, et M. Luc Désyr, condamné à mort.
Cette faiblesse à l’égard des hommes de main de la dictature est perçue par la plupart des citoyens comme un flagrant manque d’autorité. Une telle carence entretient le mécontentement populaire et fait bouillonner les rancœurs.
Car le nouveau pouvoir a impérativement besoin d’autorité — et de légalité — pour remettre de l’ordre dans la maison de fond en comble. Et tout est à faire : l’administration ne possède pas de fichier fiscal, il n’y a pas de cadastre, pas de registre de la fonction publique, aucun contrôle des fonds budgétaires ; bref, deux siècles après son indépendance, l’Etat haïtien reste effectivement à construire.
Les plus importantes décisions dans ce sens ne paraissent pas forcément heureuses, en particulier le projet de réduire de moitié le nombre des fonctionnaires et de renforcer, en revanche, les effectifs et la puissance des forces armées avec l’aide des Etats-Unis (15). Cette dernière mesure, surtout, est interprétée par certains comme un moyen détourné d’intégrer les impopulaires « tontons-macoutes » dans l’armée. Il va sans dire qu’un tel soupçon n’est pas de nature à calmer les esprits, ni à apaiser les tensions sociales.
Leslie Péan Economiste haïtien résidant à Washington.
(1) Voir Marlise Simons, « Tensions in Haiti Reported on Rise under New Chiefs », The New York Times, New-York, 13 avril 1986.
(2) The New York Times, 18 mars 1986.
(3) Pittsburg Times, Pittsburg, 30 mars 1986.
(4) Cf. Josh DeWind et David Kinley, Aiding Migration, the Impact on International Development Assistance on Haïti, Center for the Social Sciences, Columbia University, New-York, mai 1986, 255 pages. On peut lire un compte rendu de cet ouvrage dans Haïti Observateur, New-York, 25 juillet 1986.
(5) Cf. Antonio Gonçalves, « Los grandes negocios de Haiti », Cuadernos de Marcha, Mexico, septembre-octobre 1986.
(6) Voir Georges W. Grayson, « The San José Oil Facility : South-South Cooperation », Third World Quaterly, Londres, avril 1985.
(7) Voir « Manuscrit de Bennett à Jean-Claude Duvalier », inédit, Port-au-Prince, 1986.
(8) Bulletin de l’aide alimentaire, FAO, Rome, n°1, janvier 1986. Voir également : Tableaux par pays, données de base sur le secteur agricole, FAO, Rome, 1986.
(9) Cf. « Haïti a besoin d’un gouvernement », éditorial, The New York Times, 27 juin 1986.
(10) Cf. International Herald Tribune, Paris, 14 juillet 1986.
(11) Financial Times, Londres, 4 avril 1986. Voir aussi : Libération, 1er mai 1986, et le Point, 5 mai 1986.
(12) Cf. Serge Gilles, « Une dictature à bout de souffle », le Monde diplomatique, février 1986, et Christian Rudel, « Le petit peuple et les politiciens », Croissance des jeunes nations, Paris, juillet-août 1986.
(13) Voir Leslie Péan, « Le pouvoir duvaliériste, le secteur privé et le capital international », Collectif Paroles, Montréal, n° 34, décembre 1985.
(14) Par le biais des Ciments Lafarge, dont il est propriétaire grâce à l’héritage Lambert, M. Jean-Marie Le Pen posséderait 47 % du capital des Ciments d’Haïti (voir le Point, 4 août 1986).
(15) Cf. International Herald Tribune, 6 août 1986.