Il existe aussi un double décalage étonnant : entre le professionnalisme des mercenaires et l’absence de stratégie de fuite. Voilà des spécialistes, lourdement armés, ayant abattu un président, et qui se laissent « cueillir », quelques heures plus tard sans opposer de résistance ? Trois d’entre eux ont été tués, mais sans qu’on sache dans quelles circonstances. Ce qui nous amène au second paradoxe, plus saisissant encore : l’efficacité de la police haïtienne. En moins de quarante-huit heures, cette institution défaillante, qui brille par son inaction et son absence dans la lutte contre les bandes armées, dont les enquêtes n’aboutissent jamais, arrête la majorité des suspects (cinq seraient encore en fuite), mieux formés et mieux armés qu’elle ?
On se perd en conjectures, au risque de passer à côté de l’essentiel : Jovenel Moïse est la victime d’une violence et d’un pouvoir qu’il a largement captés et instrumentalisés. Son assassinat est le marqueur de la privatisation de l’usage de la violence et, au-delà, de toutes les institutions publiques. La gangstérisation de l’État dont il témoigne constitue la dernière étape d’une logique de prédation, qui se caractérise par la corruption généralisée, l’autoritarisme, l’asservissement de la puissance publique et l’impunité.
Dauphin du précédent président, Michel Martelly, Jovenel Moïse avait été élu avec un taux de participation tournant autour de 20 %. N’étant pas du sérail et n’ayant ni base sociale ni représentativité, cet homme d’affaires pouvait d’autant mieux servir les intérêts de l’oligarchie, en faisant écran à leur accaparement des ressources et du pouvoir. Garant du statu quo et de l’impunité, il opposa au mouvement social de grande ampleur contre la vie chère et la corruption qui secoua le pays en 2018-2019, des phrases creuses, la répression – directe et indirecte, à travers plusieurs massacres des bandes armées – et le renforcement de son pouvoir personnel [1].
Frédéric Thomas