Dans L’ancien régime et la révolution, Alexis de Tocqueville remarque que longtemps avant la Révolution française, les gens avaient déserté en grand nombre, dans leur imaginaire, le régime féodal. Dans leur tête, ce régime était déjà du passé. Ils vivaient déjà « ailleurs ». Bien avant la révolution politique, avait eu lieu l’institution imaginaire d’une société nouvelle.
Il est manifeste, dès le début des années 1980, que la population haïtienne avait déserté massivement, dans l’imaginaire, la société inégalitaire d’exclusion et le régime militaire d’oppression. Le premier symposium catholique de décembre 1982 avait, au nom des « pauvres » opprimés, majoritaires au pays, appelé vivement l’Église et la société au changement. Le 9 mars 1983, le pape Jean-Paul II, en visite à Port-au-Prince, avait repris et consacré l’appel de l’Église catholique : « Il faut que quelque chose change ici! », avait-il proclamé. Cette invitation forte au changement devint vite, traduite en créole vernaculaire concis, un mot d’ordre de mobilisation générale : Fòk sa chanje! Depuis lors, est entrée en gestation l’institution imaginaire d’une nation haïtienne refondée.
1986-2004 : bruit du vieux régime en perdition
Vint vite le changement du gouvernement. Le 6 février 1986, la présidence à vie des Duvalier est passée de vie à trépas. Mais pas le régime militaire d’oppression; ni la société inégalitaire d’exclusion. Le second symposium catholique de décembre 1986 reprit donc, et revigora l’appel au changement. Il invita la population à voter au référendum fixé au mois de mars 1987 pour une « Constitution de changement ».
La participation au référendum fut élevée pour Haïti : 60 % de la population. Plus de 90 % des votes furent en faveur de la Constitution. C’est la première constitution haïtienne qui inscrit noir sur blanc, dans son préambule comme dans l’armature de ses articles, les « droits inaliénables et imprescriptibles » de tout Haïtien, en référence explicite à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Les buts déclarés, entre autres : constituer une nation haïtienne socialement juste, implanter la démocratie et l’alternance politique, et affirmer les droits inviolables du peuple haïtien. Finies, donc, au regard de la Loi fondamentale, l’exclusion sociale, l’oppression politique, la discrimination culturelle. La Constitution de mars 1987 a créé la provision légale pour l’institutionnalisation du « changement », pour la transition vers la démocratie.
De l’inscription du droit dans la loi à la reconnaissance des droits dans les faits, il y a toutefois une distance qui peut être longtemps maintenue par la force d’inertie des gardiens du système établi. Il fallait compter avec les militaires au pouvoir, gavés de violence et de répression, fermés à l’idée de se mettre au régime de la liberté. Le général Namphy, chef du Conseil national de gouvernement, le fit bien comprendre à qui savait entendre : « Le peuple haïtien n’est pas prêt pour la démocratie », prévint-il. Quand ce même peuple, mu par le Fòk sa chanje et fort de la Constitution, réitéra dans la rue sa demande de changement et de démocratie, il reçut du général, armé, cette réponse assourdissante : « Konstitisyon se papye, bayonèt se fè »(la Constitution, c’est du papier, la baïonnette, du fer). Un avertissement militaire à prendre au sérieux; la Constitution a peut-être la force de la loi, elle est de nulle utilité devant les forces armées.
Ce discours fut lancé en défi au peuple manifestant dans la rue, à peine un mois après l’adoption massive de la Constitution. Le sérieux de l’avertissement militaire ne tarda pas à se vérifier. Le 29 novembre 1987, les élections présidentielles prescrites par la nouvelle Constitution, furent écrasées dans le sang. Le têtu « peuple-pas-prêt-pour-la-démocratie » s’apprêtait à les légitimer en y participant massivement. Ce jour d’apocalypse, des rangs compacts d’électeurs, armés de leur seul bulletin de vote, furent mitraillés à hauteur d’homme, de femme et d’enfant, jusqu’à ce que les autorités civiles en charge des élections reconnaissent et confirment dans les médias la mise en déroute de la citoyenneté active par la puissance de feu de l’armée « de fer ».
La suite de la tragédie de la démocratie haïtienne est connue. Le régime militaire en perdition, cherchant à échapper à son destin d’oppresseur honni, fut réduit à pratiquer le cannibalisme en son sein : une troïka de gens d’armes chassait, par un coup d’État, une autre troïka de généraux putchistes au pouvoir par voie de coup d’État, jusqu’à l’auto-épuisement de l’institution militaire. De coup d’État en coup d’État contre elle-même, l’armée d’Haïti s’est auto-dévorée : une véritable autophagie institutionnelle des Forces armées haïtiennes!
Ainsi, le processus d’institutionnalisation du « changement » rêvé n’a pu être engagé dès le 6 février 1986. Non, Haïti n’a pas été en transition vers la démocratie depuis cette date, durant 20 ans. Et pourtant, que d’analyses rapides déplorant « l’interminable transition » en Haïti! À la vérité, c’est à partir de 2006 que va débuter la transition institutionnalisée vers la démocratie : celle qui se donne à voir et à lire dans des institutions de démocratisation et de changement. Bien sûr, à qui y prêtait l’oreille, il était possible d’entendre, dès le début des années 1980, le bruissement de ce qui naissait à travers l’institution imaginaire d’une société autre. Mais le bruit toujours plus assourdissant des bottes militaires d’un régime agonisant et sans cesse plus répressif pouvait masquer la nouveauté surgissant sous l’ancien régime en perdition. De fait, les 20 années qui relient 1986 à 2006, hormis deux ou trois brèves périodes d’accalmie, représentent deux décennies d’agonie meurtrière d’une société inégalitaire, minée par des régimes militaires d’oppression.
Le candidat à la présidence Jovenel Moïse a pu tromper une infime partie de la population, soit environ cinq cent-mille voix sur plus de six millions de personnes en âge de voter, avec un slogan creux : une symbiose de la terre, du soleil et de l’eau, pour remplir nos poches et nos assiettes. Il a gravi le plus haut échelon administratif du pays, malgré toute absence de programme socio-politique et économique, grâce à une attitude répulsive des masses à l’égard de ses prédécesseurs et l’ensemble des politiciennes et politiciens traditionnels. Si la complicité mafieuse de ladite communauté internationale avait pu faciliter la tâche du nouvel élu, elle ne l’aurait pas réussie (cette tâche) sans le dégout de la grande majorité, exprimé lors des deux dernières élections. Toute démocratie est biaisée, sans la confiance aux principaux cadres dirigeants. Donc, on finit pas se rendre compte que ce slogan ne se voulait pas seulement une tactique pour mobiliser le peuple. Jovenel Moïse n’avait rien d’autre à nous offrir davantage. En fait, la démocratie ne saurait se simplifier à des élections, ni au seul respect des lois.
Cet inconnu du grand public, sans un passé de militance politique, n’appartient à aucun courant politique et idéologique digne de ce nom, car le Phtk, en dehors du fait de son attachement aux grands principes, aux grandes idées de l’extrême-droite, n’a aucun projet, à moyen terme et à long terme, pour conduire le pays même sur le chemin de la croissance, qui est un devoir républicain. C’est cette déficience qui, pour pallier son rejet par la majorité de la population, le jette plus aveuglément, que tous les autres régimes antérieurs, aux bras de l’impérialisme. Le gouvernement américain, depuis son apparent départ en 1934, n’a jamais été aussi arrogant et agressif dans les affaires internes du pays que durant l’époque de Phtk, notamment celle de Jovenel Moïse. Comme il navigue à vue, il n’a de recours qu’à de fausses promesses et au soutien de l’impérialiste Donald Trump, sans égard à l’État-Nation et à sa souveraineté. Il ne s’intéresse qu’au maintien de son règne et de sa propre personne, en faisant fi de ce conseil de Louis Joseph Janvier : « Quand la nation est insultée, l’insulte rejaillit sur chaque citoyen » .
Sans vouloir sous-estimer la capacité de nuisance de l’impérialisme, les forces internes demeurent toujours déterminantes, toutes les fois qu’elles en manifestent la volonté et prennent les moyens nécessaires pour s’imposer. Me. Samuel Madistin a rapporté que, dans sa dernière conversation avec Me. Monferrier Dorval, qui a été lâchement assassiné le 28 août 2020, celui-ci lui a dit que le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (Binuh) lui a demandé de présider le comité de réforme de la Constitution, demande qu’il a refusée. L’ingérence de cette dite communauté internationale, dans la vie politique en Haïti, est débridée. Fort heureusement, ce personnage a eu assez de courage et de lucidité, pour faire prévaloir le droit souverain du pays, contrairement à cette flopée politicienne opportuniste, qui se voue aux mêmes diktats étrangers que l’actuelle équipe dirigeante. La plupart de ces politiciens, dont les yeux sont rivés sur les prochaines élections américaines (mardi 3 novembre 2020), comptent beaucoup plus sur ces élections que sur les mobilisations de masse. Une attitude, qui complique davantage le travail révolutionnaire du camp progressiste et alternatif.
Toujours en mode de campagne, Jovenel Moïse a inauguré son quinquennat, qui s’achèvera, d’après le prescrit de la Loi-Mère, le 7 février 2021, avec ladite caravane, qui n’a pas même accouché d’une souris. Maintenant, ses promesses, qui sont tournées en dérision, partout où il les délivre, n’ébranlent plus personne. Ainsi, depuis quelque temps, est-il tombé dans des conjectures pour cacher son échec. Il farfouille partout, jusqu’à patauger dans le syndrome du bouc émissaire. Il n’est plus responsable de rien. Quand ce n’est pas la Constitution, ce sont les compagnies privées d’électricité ou bien ses anciens bienfaiteurs du secteur privé, qui l’empêchent de concrétiser ses rêves. Maintenant, il revient à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (Cscca) d’être prise dans son filet. Malheureusement pour lui, il a trouvé, cette fois, la monnaie de sa pièce, avec la réponse bien cohérente du président de cette institution. Celui-ci a mis à nu le tissu mensonger du régime. Le président de la république pensait avoir déjà réduit à néant toutes les institutions du pays et soumis, à son seul service, toutes les personnalités travaillant au sein de l’État. Il est pris au piège de son arrogance, qui est la forme qui occulte le fond de son incompétence. Son dernier arrêté, relatif à la formation d’un nouveau Conseil Électoral Provisoire (Cep), dans la perspective de réaliser un référendum, au mépris de la Constitution, et des élections à tous les niveaux démontre davantage, plus que toute autre chose, sa vassalité à l’ambassade américaine, sans sourciller des conséquences néfastes pour la société haïtienne. La fédération des barreaux et la Cour de Cassation lui ont envoyé un signal contraire, dans leurs prises de position concernant la nomination illégale d’un prétendu Conseil électoral provisoire Électoral (Cep).
En voulant inféoder toute l’administration publique à sa guise, il se croit capable d’établir une dictature, en vue de paralyser toute volonté populaire contre sa gestion catastrophique des choses de l’État. Il ne peut, cependant, nullement rénover le duvaliérisme, pour les raisons que nous avons évoquées précédemment. De plus, il est incapable d’imiter inconsidérément la ligne de son gourou d’extrême-droite, Donald Trump, malgré toutes les possibilités qu’il lui a offertes, parce que les conditions entre les deux pays sont trop disproportionnées. Jovenel Moïse s’est appuyé, sans retenue, sur le plan réactionnaire du milliardaire-président, qui rêve de réorienter le monde dénoncé par Noam Chomsky : « Dans les affaires internationales, l’intention, décrite ouvertement par Steve Bannon (l’un des principaux stratèges de Trump pendant les premières années), a été de créer une internationale réactionnaire ; une internationale des États les plus à droite au monde, dirigée par la Maison Blanche .
Le président Jovenel Moïse, sous la férule ultraréactionnaire américaine, croit pouvoir construire un totalitarisme qui lui soit propre, un totalitarisme sui generis, qui combinerait le duvaliérisme et les soubresauts instinctifs de Trump. Cela ne signifie nullement qu’il s’agit d’une génération spontanée et qu’il va tout inventer. Comme les Duvalier, il a institutionnalisé la corruption. Il a repris certaines des mesures de François Duvalier, cet expert en duperie, pour répéter Bernard Diederich, comme la répression aveugle des tontons-macoutes. Nous voulons, quand même, différencier la répression des macoutes, qui appartenaient à un corps hiérarchisé – même si le dernier mot était au grand chef sanguinaire – du banditisme des gangs armés sans direction officielle et reconnue. Il tend surtout à marcher sur les traces de Trump, dans un pays où la démocratie bourgeoise est – dit-on – la mieux ancrée au monde. Là où le président étasunien, pour contourner le pouvoir législatif, nomme ses protégés à des postes temporaires, Jovenel Moïse utilise la même méthode par ad intérim dit a.i. Lisons encore Chomsky, dans la même entrevue, pour saisir le phénomène Trump : « Le pouvoir exécutif s’est débarrassé de toutes voix critiques, y compris indépendantes. Ceux, qui sont restés, sont seulement les flatteurs, comme Mike Pompeo ou Mike Pence. Constitutionnellement, les nominations, réalisées par le président, doivent être ratifiées par le Congrès, par le sénat. Cela ne s’est pas passé ainsi. Il ne les y envoie, même pas pour leur confirmation. Simplement, il les nomme à un poste temporaire. Trump a créé, à Washington, un marais de corruption. Il est comme une espèce de dictateur de pacotille . Le président Jovenel Moïse désapprend, pendant que le peuple apprend.