LA COLONISATION “UN PASSÉ QUI NE PASSE PAS” 6
De ce rapide aperçu de l’histoire
haïtienne, on peut relever l’impossibilité pour ce peuple, né dans les navires
de la traite des esclaves, de former une véritable nation. En effet, la lutte
pour la survie a toujours été l’élément constitutif du peuple haïtien et n’a
pas permis de créer une unité nécessaire pour une stabilité politique. Fouchèt
divizyon pa bwè soup eleksyon 7 , la sagesse
populaire de ce proverbe créole montre que les Haïtiens sont conscients que
leur division est un obstacle à la démocratie.
Pourquoi Haïti est-elle en proie à une telle division ? Sans faire preuve de déterminisme historique, on peut émettre l’hypothèse que le passé colonial d’Haïti a été un facteur de division dans le pays par la forme de domination qu’il a installé et la société hiérarchisée que les autorités coloniales ont mis en place.
Cette division est aujourd’hui l’une des questions qui est posée par la commémoration du bicentenaire de l’indépendance de la première république noire. En effet, elle est le reflet de la persistance d’une société hiérarchisée. Ainsi, la reproduction d’une société coloniale bâtie sur une inégalité entre les différentes castes qui tentent de prendre le pouvoir au détriment des autres, remet en cause l’image idéalisée de l’indépendance haïtienne. La naissance de la “première république noire” apparaît de ce fait comme un processus inachevé. Le pays a certes mis fin à la colonisation française mais n’en a pas pour autant détruit les rapports sociaux, et on assiste désormais à un véritable “colonialisme sans colons” 8 .
La relecture de l’histoire d’Haïti fait aussi émerger un autre phénomène : l’implication constante des puissances extérieures (étatiques ou religieuses) dans la vie politique haïtienne. Ainsi, jusqu’en 1804, l’île a été soumise à une domination étrangère qu’elle a cru détruire par son acte d’indépendance. Mais la succession des intrusions étrangères dans son histoire (occupation américaine, rôle des grandes puissances dans la dictature duvaliériste, intervention militaire pour la restauration de la démocratie) pousse à se demander dans quelle mesure Haïti est un Etat souverain. Cette problématique des influences étrangères sur la vie politique de l’île est aujourd’hui au centre des débats sur l’indépendance.
Ce rapport obsessionnel entre
colonisation et indépendance structure toute la société haïtienne et reste
central dans tous les événements importants qui la secouent. C’est un
“passé qui ne passe pas” puisque aujourd’hui encore les Haïtiens
réclament la reconnaissance par les puissances étrangères de leur
responsabilité dans la situation actuelle. Haïti cherche ailleurs les causes de
ses difficultés actuelles. Ainsi, lors d’une célébration du bicentenaire de la
mort de Toussaint Louverture, Jean Bertrand Aristide a invité tous les Haïtiens
à parler d’une seule voix pour exiger réparation et restitution des biens et de
l’argent d’Haïti confisqués par la France en 1825 9 .
Il a réclamé 21,7 milliards de dollars américains de dédommagement en estimant
que cet argent pourrait servir à renforcer l’offre scolaire, à relancer la
production agricole, à construire des routes et des hôpitaux dans le pays. Le
président haïtien a ainsi demandé “restitution et réparation” à la
France pour le passé colonial 10 . Cet appel se
situe dans la continuité du discours politique haïtien qui recherche des causes
externes à ses problèmes de développement.
Toutefois – sans céder au déterminisme dont font preuve bon nombre de politiques haïtiens qui considèrent que le sous-développement d’Haïti est la conséquence de la colonisation qui sévit dans le pays jusqu’en 1804 – il semble pertinent d’étudier les facteurs modernes de colonisation qui ont touché Haïti au XXème siècle. Sans dédouaner les acteurs politiques haïtiens de leur rôle dans le chaos actuel, l’analyse de la forme moderne de colonialisme qui s’exprime en Haïti peut apporter des pistes de réflexion pour envisager l’avenir de ce pays. Ainsi, on peut dire que Haïti est la cible d’une interaction d’influences d’un nouveau colonialisme. Pour mieux apprécier la situation politique, sociale et économique d’Haïti, il convient de définir préalablement le concept de néo-colonialisme, qui – bien que tendant à entrer dans le langage courant – reste bien souvent utilisé mal à propos.