La perception de la diaspora en Haïti est assez ambiguë. Elle est la famille, les amis, les proches, un prolongement de notre pays quand nous avons un bénéfice direct à en tirer; mais elle devient étrangère quand elle cherche à s’impliquer dans les affaires de notre pays. Elle représente ceux qui ont réussi le rêve de fuir ce pays et ont donc une dette quasi éternelle envers ceux qui sont restés. Elle est le naïf dont on tire profit à qui on raconte des histoires afin que les transferts d’argent ne s’arrêtent pas et continuent à financer non des investissements, mais notre survie quotidienne. En dehors des discours, nous lui refusons collectivement le droit d’être ou de rester haïtienne. Nous n’aimons que son argent. Cette vision des diasporas ne montre qu’une chose : notre haine de nous-même, comme peuple, comme nation, comme personne.
De ce fait, nous pourrions dire que comme d’habitude, nous éliminons les bénéfices que tirent les autres nations d’avoir une diaspora nombreuse et éparpillée. Les diasporas juives sont une force de pression pour Israël dans le monde, tout comme les diasporas turques en Allemagne le sont pour la Turquie et les diasporas algérienne, marocaine ou tunisienne en Europe de l’Ouest. Il en est de même des diasporas chinoises en Asie du Sud-Est pour la Chine, les diasporas indiennes au Royaume-Uni, en Amérique du Nord ou à Trinidad et à Guyana, plus près de chez nous. Mais, pour nous, les diasporas sont ces Haïtiens étrangers ou ces étrangers haïtiens… avec qui nous sommes in fine mal à l’aise.
Notre rapport avec les diasporas est à l’image de la question de la double nationalité que nous leur accordons à contre-cœur. Le cas d’un Manuel Valls, ancien député, ministre, Premier ministre et candidat malheureux à la primaire socialiste pour la présidentielle en France, serait impossible chez nous. Valls, né en Espagne, de parents espagnols, naturalisé français à l’âge de vingt ans, avait toute sa légitimité dans ses différentes fonctions. Son origine n’a pas été un frein à sa carrière; son appartenance à la France n’a pas été remise en cause. Mais, nous, quelle place leur laissons-nous ? La plus petite possible, si nous ne pouvons pas les empêcher de s’intéresser à notre pays.
En matière de politique étrangère, quel bénéfice pouvons-nous tirer de notre diaspora pour notre pays ? Notre politique de la nationalité pousse nos concitoyens à choisir le passeport utile, à défaut du passeport de cœur. Notre passeport offrant peu d’ouvertures par rapport à un passeport américain, européen ou canadien ! À terme, nous nous privons de compétences, autant dans les domaines politique, économique, scientifique que sportif. Nous nous privons de la capacité d’influencer la politique des États, des régions, des villes où nos fils et filles d’Haïtiens sont installés. En renforçant ces liens plus solidement et plus fortement, nous pourrions espérer avoir la capacité d’influence de la Turquie sur la politique allemande avec ces trois millions de Turcs et Allemands d’origine turque. Nous pourrions, grâce à cela, chercher à influencer les politiques des États de Floride, de New York, du New Jersey ou du Massachusetts grâce au poids électoral de nos diasporas. Nous pourrions faire de même aux Bahamas, aux Turks and Caicos, aux Antilles et en Guyane française comme en région parisienne. Cette influence doit, bien sûr, servir une vision d’avenir de notre pays, pour que des axes de coopération puissent se développer. Mais pourquoi devrions-nous nous en priver ? Nous ne pourrons lutter contre la politique d’exportation de riz américain en Haïti sans notre diaspora. En effet, pour des raisons électoralistes liées à la politique interne états-unienne, les sénateurs et représentants des États d’Alabama, du Mississippi se battront contre des politiques qui favoriseraient la production agricole haïtienne, afin de préserver les intérêts économiques de leurs bases électorales. Seuls des sénateurs et représentants des États ayant une forte diaspora d’origine haïtienne, très impliquée dans les affaires haïtiennes, peuvent contrebalancer ces politiques, pour les mêmes raisons électoralistes.
Il faut toujours essayer de dégager des marges de manœuvre, des interstices dans les luttes de pouvoir au sein des grandes puissances, de jouer des rivalités et des rapports de force sans jamais oublier les limites que nous imposent notre faiblesse. En République dominicaine, la main-d’œuvre haïtienne est fondamentale pour le développement de l’économie. Le pouvoir de nuisance de notre main-d’œuvre peut être important pour leur économie. Une grève de ces derniers, s’ils sont soutenus par l’État haïtien, peut faire plier le secteur des affaires et le gouvernement dominicain, car, avec près d’un million d’Haïtiens établis légalement ou illégalement chez eux, nous ne devrions pas subir leur diktat, mais plutôt imposer nos conditions. Ces conditions pourraient être, par exemple, d’obliger que les employeurs dominicains cotisent dans les fonds de pension haïtiens de l’ONA pour chaque salarié haïtien. La nationalité haïtienne ne se perd que si nous effectuons des démarches officielles pour y renoncer… Donc est haïtien toute personne qui a des origines haïtiennes et qui n’a pas formellement renoncé à sa nationalité. Le Maroc procède de même et sait se servir de cet outil que sont ses diasporas. Ce ne sont que des exemples, d’autres possibilités d’action peuvent être mises à l’étude.
En outre, nos diasporas sont un réservoir de compétences sous-utilisé, mal utilisé ou simplement, malheureusement, refusé. Des médecins américains d’origine haïtienne, ayant bien réussi, nous pouvons les compter par milliers aux États-Unis. Ils sont pour la plupart passés par les bancs de l’Université d’État d’Haïti. Certains sont prêts à venir travailler gratuitement, à rendre à Haïti ce qu’Haïti leur a donné : la formation, les moyens d’une réussite à l’étranger. Ils peuvent créer des ponts avec des institutions étrangères pour offrir des bourses, des formations, du matériel. Mais, pour cela, il faudrait que l’État haïtien décide de s’impliquer dans les relations avec ces fils ayant immigré. Cet exemple avec les médecins marcherait avec les ingénieurs, les enseignants et tous nos professionnels qui ont bien réussi dans différents domaines. Nous aurions une bonne base pour nous remettre à niveau dans quasiment tous les domaines. Nos diasporas peuvent être des personnes relais pour nos intérêts si nous savons les définir.
Dans un autre domaine, nos diasporas sont nos premiers agents commerciaux, nos porte-parole. En matière de tourisme, ce sont les premiers à avoir un intérêt, les premiers à avoir envie de visiter, de découvrir notre pays. En ce sens, les associer à notre politique de relance du tourisme en Haïti est fondamental. Par le bouche à oreille, les réseaux sociaux, ils peuvent inciter leurs amis, leurs collègues à venir en vacances en Haïti au lieu de la Jamaïque, des Bahamas, d’Aruba ou de Belize.
Nos diasporas sont des atouts que nous négligeons comme tous les atouts dont est pourvue la République d’Haïti. Le jour où nous aurons une vision de ce que nous souhaitons pour notre pays, nous aurons en partie, grâce à eux, des relais pour défendre nos intérêts, nos choix de société, nos choix économiques et politiques. Pourquoi nous en priver ? Remettons l’appartenance à notre pays au centre de notre vision du monde. Il est nécessaire de faire en sorte qu’avoir plusieurs nationalités n’enlève rien à notre haïtiannité, à notre appartenance à ce pays. Être haïtien doit redevenir un titre de gloire. La conséquence indirecte de cela, c’est que nos élites n’auront peut-être plus l’envie de devenir des classes moyennes américaine ou canadienne. Nous n’aurons plus le besoin de faire naître nos enfants hors de ce pays, mais plutôt de les y rattacher.
Source :Publié le 2020-06-24 | Le Nouvelliste
Dalencour Xavier xdalencour@gmail.com