La nécessité de refonder cette société inégalitaire a été mise en lumière par de nombreuses études sociologiques sur les paysans haïtiens et l’économie rurale. L’ouvrage Haitian people (Yale University Press, 1941) de James Leyburn montre comment la société est divisée en une mince élite urbaine exclusiviste et une masse paysanne assujettie. Celui de François Blancpain, La condition des paysans haïtiens (Karthala, 2003), étudie les législations oppressives de l’État et ses codes ruraux consacrant la dépendance du paysan. De même, l’étude de Mats Lundahl, Peasant and Poverty (St. Martin’s Press, 1979) relie la paupérisation croissante du paysan et le sous-développement du pays aux pratiques prédatrices d’un État parasite, qui surtaxe le paysan sans lui offrir aucun service. Plus explicitement, Le paysan haïtien de Paul Moral (Éd. Maisonneuve et Larose, 1961) montre l’obstacle insurmontable que constitue « l’anonymat légal, admis, de la paysannerie », son exclusion institutionnalisée. L’auteur insiste sur la nécessité fondamentale de satisfaire « les besoins généraux, impérieux » du paysan, de « rompre l’isolement ancestral des campagnes, [de] les faire participer largement à la vie nationale » et d’achever ainsi l’édification de la nation haïtienne.
Le sens de la refondation d’Haïti a donc été dégagé depuis longtemps. Celle-ci passe par la désertion de la société haïtienne hiérarchisée en « pays en dehors »[2] composé de paysans dépendants d’une république élitaire urbaine. Elle consiste en la reconstruction d’une société nouvelle fondée sur la reconnaissance égale de tous ses membres et leur intégration dans une même communauté solidaire.
Comment traduire ces principes et orientations en politiques concrètes dans la situation de l’après-séisme? Quelles mesures effectives correspondent à la perspective de refondation nationale au sens depuis longtemps dégagé? En premier lieu, il s’agit de reconnaître pleinement le paysan comme acteur politique, en vue de le sortir de « l’anonymat légal » qui le refoule dans la marge d’une société élitaire et le prive des services publics (éducation, santé, bien-être social, routes, encadrement agricole, soutien technique et financier, etc.). La pleine reconstruction d’Haïti passe par la prise en considération de ces laissés-pour-compte majoritaires. Qu’ils soient enfin reconnus comme des citoyens égaux et, plus encore, dans le sens de la demande de l’Église catholique et du mouvement social pour le changement des années 1980, comme êtres humains intégraux reconnus dans tous leurs droits : « tout moun se moun » (tout être humain est digne de reconnaissance). Les revendications principales de la première révolte paysanne significative de l’histoire d’Haïti (1844-1848) sont encore à l’ordre du jour. Dirigés par Jean-Jacques Acaau et réunis dans « l’armée souffrante », les paysans du Sud demandaient : « Des écoles! De la terre! Baisse des prix trop élevés des produits de commerce des villes! ».
Concrètement, l’intégration des paysans comme citoyens égaux exige la décentralisation politique du pays – prévue par la Constitution de 1987 – et des programmes de développement local au profit des communautés paysannes. Les paysans se sont déjà donné des organisations autonomes de promotion de leurs propres intérêts. Ils sont aujourd’hui un acteur collectif visible et reconnu sur la scène nationale et sont en voie de s’intégrer dans les réseaux de solidarité des organisations militantes des Caraïbes et des Amériques. L’actuel président de Via Campesina est le coordonnateur du Mouvement paysan de Papaye. Reste aux autorités politiques du pays à soutenir leurs efforts d’auto-organisation et leurs initiatives d’auto-développement économique à travers des entreprises d’économie sociale solidaire (coopératives de production et de transformation, caisses populaires d’épargne et de crédit, mutuelles de solidarité).
En outre, leur intégration citoyenne exige des politiques publiques de soutien à l’agriculture et à la paysannerie. Haïti dépend de son économie rurale; son secteur industriel est rachitique et repose sur une industrie d’assemblage mobile qui peut être à tout moment relocalisée, dépendant de la direction vers laquelle souffle le vent du marché. Le mouvement paysan a constamment demandé la sécurisation des titres de propriété des lopins de terre des familles paysannes menacées de dépossession. Celles-ci les ont acquises en vertu de la loi haïtienne qui prévoit qu’une terre cultivée pendant 20 ans d’affilée sans réclamation devient la propriété de celui qui la cultive. Mais sans enregistrement légal, certains en profitent pour les en déposséder. Le mouvement paysan réclame aussi une réforme agraire, consistant notamment à redistribuer aux paysans les terres appartenant à l’État et confisquées par les grands propriétaires terriens. Il demande aussi le soutien technique du gouvernement, la disponibilité de crédit pour la production agricole (il n’y a pas de banque de crédit agricole pour la petite agriculture et les banques ne prêtent pas au petit paysan), un programme d’irrigation et de protection de l’environnement, l’érosion et la déforestation étant responsables des inondations destructrices qui emportent les champs et le bétail et menacent la survie de tout le pays.
Reconstruire Haïti, c’est d’abord reconstruire la base de l’auto-développement durable du pays. Forcé par le FMI et les États-Unis d’ouvrir son marché aux productions agricoles étrangères, industrialisées et subventionnées, Haïti doit maintenant importer quelque 60 % des produits alimentaires nécessaires à sa subsistance, pendant que l’agriculture artisanale agonise et que les paysans souffrent de plus en plus de la faim. La principale demande actuelle du mouvement paysan haïtien, c’est la souveraineté alimentaire misant d’abord sur la production agricole nationale pour nourrir le peuple haïtien.
[1] Voir l’article de Fritz Deshommes dans ce dossier.
[2] Voir Gérard Barthélémy, Pays en dehors, Paris, L’Harmattan, 1990.