Les indemnités et immunités accordées aux parlementaires ne signifient pas du tout que ces derniers soient au-dessus des lois. Elles s’inscrivent plutôt dans la perspective d’un bon accomplissement de leur mandat qui doit être exercé sans entrave et en toute indépendance. En ce sens, la protection du mandat parlementaire ne fait que garantir aux élus des Assemblées représentatives un statut particulier qui vise l’exercice d’un travail parlementaire sans crainte de poursuites injustifiées. Un tel traitement est accordé aux parlementaires dans les démocraties représentatives en vue de leur garantir « les moyens matériels et financiers, quels que soient, leurs métiers et leur origine sociale (1)».
Dans le même esprit, au sein de la jeune démocratie haïtienne, tous les parlementaires sont investis d’un mandat représentatif qu’ils tiennent de la nation elle-même. En ce sens, aucun d’entre eux n’a à recevoir d’ordres ou d’instructions de leurs électeurs qui ne peuvent pas non plus les révoquer. D’ailleurs, la Constitution en vigueur ne prévoit aucune procédure de révocation à leur égard ni de possibilité de les renvoyer comme il se fait dans les régimes parlementaires classiques.
Cependant, s’il n’est pas prévu de moyens permettant de dissoudre (2) le Parlement, il est exigé un travail parlementaire effectué en toute transparence. Aucun élu ne saurait se prévaloir de son rang pour tirer profit de son mandat au détriment de la majorité. Les articles 16 à 19 de la loi sur la déclaration de patrimoine obligent les parlementaires à « produire une déclaration de leur patrimoine dans un délai de 30 jours après leur entrée en fonction et 30 jours après la fin de leur mandat (3)» en vue d’en assurer le contrôle.
En effet, la protection du mandat au moyen des privilèges et immunités permettrait seulement aux parlementaires de bénéficier d’un régime dérogatoire au droit commun. En raison de ces privilèges le Parlement est souvent perçu un peu partout comme un espace qui
donne « un droit à des avantages indus ou un droit à l’impunité (4). » L’opinion publique nationale n’y fait pas exception à un point tel que la 49e législature est souvent qualifiée, législature de la honte.
Si d’une part, une telle perception s’apparente à une mésinterprétation du caractère d’ordre public des immunités qui signifie que les autorités judiciaires ne peuvent quel que soit leur rang fouler aux pieds les principes qui régissent les immunités. De surcroit, même les parlementaires ne peuvent y renoncer de plein gré. D’autre part, il faut admettre que la compréhension et l’adhésion citoyennes aux principes et à l’étendue de la protection du mandat parlementaire sont fondamentales dans tout État démocratique. À cet effet, les immunités tiennent compte du politique et du juridique, il est donc logique d’encadrer les actions du Parlement et de légiférer en vue de permettre aux parlementaires «de bénéficier de certaines garanties pour remplir effectivement leur mandat démocratique sans crainte de harcèlement ou d’accusations indues de l’exécutif, des tribunaux ou de leurs adversaires politiques 5.»
Cependant, en Haïti, les avantages accordés aux parlementaires sont fort souvent démesurés et débouchent sur une espèce d’impunité. La question de leur encadrement juridique se révèle alors d’une grande importance. Plus de trente ans après l’établissement du régime démocratique et du rétablissement du bicaméralisme en Haïti sous l’égide de la Constitution de 1987 amendée le 9 mai 2011, aucun membre du Parlement n’a rendu compte à la justice malgré les accusations pour toutes sortes d’infractions au mépris des principes et limites de la protection du mandat parlementaire, notamment des immunités. Cela laisse comprendre que les dérogations en faveur des parlementaires sont une carte blanche à l’impunité tel qu’il est reflété dans le traitement des dossiers judiciaires dans lesquels des parlementaires sont impliqués.
Les traitements et issues des dossiers impliquant des parlementaires en Haïti
Les affaires impliquant des parlementaires en Haïti sont à plusieurs reprises portées par devant les tribunaux depuis la rentrée en vigueur de la Constitution de 1987, amendée le 9 mai 2011. La nature des infractions est diverse (6). Leur qualification par les juges fait parfois état d’infractions dont les peines appropriées ne sont pas des moindres. Des citoyens ordinaires ayant commis les mêmes infractions ont purgé les peines appropriées. Cependant, au nom de l’immunité parlementaire, aucun parlementaire haïtien, depuis l’établissement de la Constitution de 1987 n’a été jugé voire purgé de peine pour forfaits commis pendant la durée de l’exercice de son mandat.
Pourtant, justice devrait être rendue aux victimes. Les autorités compétentes devraient poser des actions en vue de faire respecter la loi et les droits de chaque individu. De telles prérogatives fixées par des textes de lois définissent les droits et obligations de chacun pour garantir la vie en société. À cet effet, gouvernants et gouvernés doivent se soumettre aux règles sous peine d’être sanctionnés.
Ainsi, la police sous le contrôle des tribunaux est chargée de faire appliquer la loi empêchant ainsi de fouler aux pieds les principes régissant l’ordre et la paix publics et de mettre en péril la démocratie, la liberté et l’État de droit. Car, dans toute société démocratique, la liberté et les droits de chacun ne peut échapper à la justice investie du pouvoir d’agir pour faire reconnaitre et respecter la loi et les droits. C’est fort symboliquement qu’une femme, aux yeux bandés, tenant dans sa main droite un glaive et dans sa main gauche une balance est l’illustre image de la justice. Le glaive et la balance traduisent le double rôle d’administration des châtiments et de détentrice de la vertu morale que requiert le pouvoir d’imposer son arbitrage.
C’est dans cet ordre d’idées que dans tout État démocratique les pouvoirs publics à travers une politique criminelle recherchent des moyens très efficaces pour limiter la criminalité. Cette politique criminelle s’entend comme « l’ensemble des mesures à l’aide desquelles les pouvoirs publics s’efforcent d’obtenir l’observation aussi complète que possible des règles de la vie sociale, dont la violation met en péril la société et appelle à une sanction pénale (7) » En ce sens, les États recourent à deux principaux moyens : les moyens préventifs et les moyens répressifs.
En ce qui concerne les parlementaires, les immunités constituent des moyens préventifs mis en place par le droit public dans sa conception régulatrice des rapports entre les pouvoirs de l’État. L’indépendance des parlementaires rentre dans le cadre normatif de ces garanties empêchant que les éventuelles manœuvres frauduleuses et les attaques purement politiques des adversaires atteignant les élus dans l’exercice de leurs fonctions. Les immunités constituent en ce sens une protection particulière ou une prévention fonctionnelle additionnelle accordée aux parlementaires qui sont avant tout des citoyens. Leur citoyenneté leur ayant déjà conféré toutes les préventions que fournit le système pénal dans le souci de réprimer voire dissuader le phénomène criminel.
Les moyens répressifs par contre sont représentés par les peines. En effet, si dans un cadre général tous les individus sont visés par les moyens préventifs, il en est de même des moyens répressifs c’est-à-dire la société s’assure que tous ces membres soient protégés et qu’ils soient tous aussi condamnés à une peine lorsqu’ils commettent des actes répréhensibles. Cependant, la protection du mandat parlementaire en Haïti est loin de traduire cette réalité car si les parlementaires sont doublement protégés, c’est-à-dire jouissent des garanties reconnues à tous les citoyens en plus de celles dues à leur fonction. Ils ne sont, par contre, jamais condamnés par les tribunaux pour leurs forfaits en raison de la liberté de parole et de l’inviolabilité. Les incidences de l’irresponsabilité et de l’inviolabilité se traduisent par des violations des droits fondamentaux de la personne humaine, notamment ceux des parties demanderesses quand les parlementaires sont défendeurs en justice.
Les incidences des immunités sur le procès pénal
La liberté de paroles ou irresponsabilité parlementaire ne concerne que les actes qui sont non détachables du mandat parlementaire. Le législateur voulant anticiper les dégâts qui peuvent être causés par la puissance de la parole d’un élu a restreint la portée de l’irresponsabilité. Dans le cas contraire les fanatiques, les sympathisants et surtout des membres de l’opposition auraient pu en réaction à un discours se livrer à des activités troublant l’ordre public. La régularisation du discours public face à l’irresponsabilité des parlementaires et la consécration de la liberté d’expression est fondamentale et constitue l’un des piliers de la démocratie consacrée par plusieurs instruments juridiques. Car, les frontières entre les critiques des parlementaires et l’atteinte à l’honneur ou à la réputation d’autrui ne sont pas toujours bien nettes.
Pourtant, les infractions telles que l’injure, la diffamation, l’incitation à la violence et même des voies de fait et des crimes sont souvent retenues comme des incidences de l’irresponsabilité et de l’inviolabilité en Haïti. Les immunités parlementaires empêchent fort souvent le fonctionnement régulier et non discriminatoire du système judiciaire haïtien alimentant ainsi l’impunité et en constituent un gage.
Restriction disproportionnée du droit d’accès à un tribunal et instrument de violation des principes directeurs du procès pénal sous couvert d’immunités
Les immunités s’apparentent en Haïti à l’impunité qui est l’absence de punition. Elle est donc synonyme de licence, de dispense, d’exemption et […] elle suppose la commission d’actes répréhensibles sans que l’auteur n’ait à répondre devant les instances compétentes (8). Si plusieurs situations ou circonstances peuvent être à l’origine de cas d’impunité. En Haïti, l’immunité parlementaire en est bien une cause flagrante. Des droits reconnus à toute personne partie à un procès sont violés car le système étatique tel qu’il est organisé empêche des citoyens qui sont victimes des membres du pouvoir législatif de jouir de leurs droits. Il s’ensuit donc une disproportion du droit d’accès à un tribunal et la violation de quelques principes directeurs du procès pénal.
Le droit d’être traduit sans délai devant un juge représente un problème majeur en Haïti où la détention préventive prolongée gangrène le système judiciaire et augmente la population carcérale. Cela est dû à un non-respect du droit d’être jugé sans retard excessif et de celui d’être entendu par un juge pour rendre effectif le droit à l’égalité d’accès aux tribunaux qui marche de pair avec celui à un procès équitable. Pourtant, les tribunaux doivent être accessibles à tout le monde car une assistance juridique doit être accordée à toute personne se trouvant dans le besoin de protéger des droits, de participer à la procédure et d’avoir véritablement accès aux tribunaux. Cette protection doit être garantie à toutes les phases du procès c’est-à-dire dès la phase préparatoire et durant les phases de recours puisqu’un « accès rapide et efficace aux tribunaux suppose que soit respecté le droit de la personne d’être reconnue comme telle devant la loi (9)» La loi ne réserve pas le droit d’ester en justice à une certaine catégorie d’individus. Ainsi, tout le monde peut ester en justice dès qu’il remplit les conditions requises pour que la demande soit recevable. Pourtant, les immunités en Haïti semblent être assimilées aux amnisties (10), aux graces (11) et empêchent d’engager des poursuites ou de sanctionner des crimes. Elles garantissent donc, la violation de droits reconnus aux victimes.
L’application disproportionnée des lois, le fait de ne pas enquêter, de ne pas engager des poursuites en cas de violation des droits constituent une sorte de discrimination des citoyens ordinaires par rapport aux parlementaires. Le privilège des parlementaires devient démesuré vis-à-vis à leurs victimes qui ne peuvent pas se défendre. Ces violations faites aux victimes des parlementaires emportant violation des principes du contradictoire, de l’égalité de tous devant la loi et devant les tribunaux illustrent l’irrespect total des droits des parties au procès.
Vers un engagement de la responsabilité pénale des parlementaires haïtiens
Plus de trente ans après l’adoption de la Constitution de 1987, l’immunité s’assimile à l’impunité en Haïti. Les avantages accordés aux parlementaires creusent davantage les écarts entre les couches de la population et ne sont pas intégrés dans un programme de développement. Si la Constitution accorde une certaine protection aux parlementaires pour bien exercer leur rôle de contrôle des actions gouvernementales dans la pratique elle devient une surprotection, source d’impunité. D’un côté, il n’existe pas une loi sur la protection du mandat parlementaire pour compléter les dispositions constitutionnelles en cette matière. D’un autre côté, la transparence financière de la vie publique et la moralisation de la vie politique quasiment absentes en Haïti alimentent cette impunité. Aucune procédure claire n’est établie en matière de levée d’immunité. Il est donc temps d’éliminer « l’impunité parlementaire » au sein de notre système judiciaire.
À cet effet, un renforcement des instruments juridiques s’avère indispensable car l’État haïtien laisse un vide immense en matière de protection du mandat parlementaire, ce qui ne garantit pas la distribution de la justice par les magistrats agissant dans les limites de leur compétence. Cependant, pour faciliter le travail des cours et tribunaux les textes de lois doivent être mis à la disposition des juges. Dans ce contexte, il est impératif de légiférer sur la protection du mandat parlementaire notamment la levée des immunités qui constitue la principale cause de la surprotection juridique des parlementaires sans omettre les dispositions visant la transparence financière de la vie publique et la moralisation de la vie politique qui tiennent compte du besoin et du devoir de rationaliser les recettes et les dépenses publiques et d’associer la légalité à la moralité et l’éthique.
Étant donné que la Constitution haïtienne accorde aux parlementaires le droit de légiférer sur toutes les questions d’intérêt général sauf les lois de finances qui sont des initiatives gouvernementales (12), l’épineuse question de la protection de leur mandat fait partie du champ de leur compétence. La question de préciser le contenu et la portée des immunités pour s’attaquer à l’impunité parlementaire qui ronge notre jeune démocratie où aucune mise en examen (13) n’arrive à surmonter cette situation assimilable à un déni de justice devient très délicate. Car, malgré les indices probants des magistrats instructeurs l’Assemblée n’a jamais donné suite favorable aux demandes pour mettre les prévenus à la disposition de la justice. Le déroulement d’un procès pénal où un parlementaire est en cause se heurte très souvent à la barrière imposée par les immunités, au nom, fort souvent, de la tendance corporatiste. Ce en plus des multiples avantages que se donnent les parlementaires reléguant même au second plan le développement local, le contrôle parlementaire du réalisme des lois de finances et le renforcement du contrôle budgétaire dans la mise en œuvre des politiques publiques essentiels au développement durable.
Le Parlement en tant qu’institution chargée de légiférer sur toutes les questions qui intéressent la collectivité a une très grande responsabilité dans la consécration de l’État de droit et des valeurs démocratiques. Dans cette perspective, il doit s’assurer d’une part de bien remplir les tâches qui lui sont incombées par la Constitution ; et d’autre part participer à la stabilité institutionnelle en coopérant avec les autres pouvoirs de l’État. Il doit donc inscrire dans son règlement intérieur les principes qui encadrent juridiquement le fonctionnement régulier de l’Assemblée tout en garantissant les droits des parlementaires mais aussi ceux de chaque citoyen.
En effet, dans l’état actuel des dispositions un amendement des règlements intérieurs tendant vers une structuration de la levée des immunités parlementaires en vue de garantir l’aboutissement des procès dans lesquels les parlementaires sont parties se révèle nécessaire. De telles modifications favoriseraient un cadre juridico-institutionnel mieux établi apportant des garanties judiciaires tant sur le plan national que sur le plan international en vue lutter contre l’impunité.
Si la loi distingue les parlementaires en leur accordant un statut particulier il se révèle aussi important, côté procédural, qu’il soit tracé une procédure spéciale, précise et bien élaborée pour que les actions en justice qui les visent puissent aboutir sans que la levée de leur immunité ne soit un empêchement. Cela permettra non seulement une bonne cohabitation des pouvoirs publics en Haïti notamment le législatif et le judiciaire mais aussi le respect des engagements internationaux pris par Haïti en matière de droits de l’homme.
1 PONCEAU Hélène, Privilèges et immunités, débat général p.51
2 Titre V, Chapitre III, Art. 111.8 de la Constitution de 1987 amendée le 9 mai 2011
3 Loi du 12 février 2008 portant déclaration de patrimoine par certaines catégories de personnalités politiques, de fonctionnaires et autres agents publics. Moniteur No.17 du 20 février 2008
4 PONCEAU Hélène, Op. Cit., p 52.
5 Rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires de la commission européenne pour la démocratie
par le Droit, Strasbourg, 2014, p.4
6 Les infractions peuvent être constitutives d’un crime, d’un délit ou d’une contravention en fonction des peines
prévues par les textes.
7BOULOC Bernard et MATSOPOULOU Haritimi, Droit pénal général et procédure pénale, 16eme édition, Dalloz, p.14.
8 Voir, L’impératif de la lutte contre l’impunité dans un contexte de réformes : Cas du Togo, p.2 consulté en ligne le
15 juin 2018.
9 Amnesty international, 2014. « Pour des procès équitables », 2e édition, Londres, p. 129.
10 Synonyme de pardon légal, sans effacer les faits matériels et leurs conséquences civiles, l’amnistie prévue par une loi, éteint l’action publique et efface la peine prononcée. Cf. GUINCHARD Serge et al. Lexique des termes juridiques,
13e éd. Campus Dalloz, Paris 2001, p.37
11 Mesure de clémence, décidée par le chef de l’État usant d’un droit qu’il tient de la Constitution, en vertu de laquelle
un condamné est dispensé à sa requête (le recours en grâce) de subir tout ou partie de sa peine ou doit exécuter une sanction plus douce que celle initialement prononcée. Cf. lexique des termes juridiques, 13e éd. campus Dalloz, p.
281.
12 Art 111.2 de la Constitution : Toutefois, l’initiative de la loi budgétaire, des lois concernant l’assiette, la quantité et le mode de perception des impôts et contributions, de celles ayant pour objet de créer les recettes ou d’augmenter les recettes et les dépenses de l’État est du ressort du pouvoir exécutif. Les projets présentés à cet égard doivent être votés d’abord par la Chambre des députés.
13La mise en examen est, dans le cadre d’une affaire pénale, la décision d’un juge d’instruction de faire porter ses investigations sur une personne contre laquelle il existe des indices graves ou concordants, qui rendent vraisemblable
qu’elle ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la réalisation d’un crime ou d’un délit selonwww.droit-
financescommentcamarche.com(consulté le 12 aout 2018).