Seul un Rodigro Duterte aux Philippines a explicitement revendiqué « le droit de tuer ». Le Prix Nobel Barack Obama s’est fait filmé assistant à l’exécution de Ben Laden, exemple qui inspira la récente mise en scène de Trump pour celle d’Al Baghdadi, chef de l’Etat Islamique. Le Gouvernement israélien a éliminé récemment, par un tir ciblé, deux chefs terroristes du Djihad islamique. Le Président Hollande lui, a écrit dans son livre « Un Président ne peut pas tout dire », avoir ordonné l’exécution de quatre terroristes.
Il existe une différence de nature entre un Poutine qui élimine des opposants, ou fait exploser un avion rempli de passagers comme un vulgaire Kadhafi ; un Prince Salman, au nom duquel on découpe un journaliste d’opposition en rondelles, un Khamenei qui fait tirer sur les manifestants et un Hollande qui a déclaré la guerre au terroristes.
On peut comprendre la mise hors d’état de nuire de terroristes vis-à-vis desquels on se considère en état de guerre. On peut s’étonner de voir qu’ils s’en vantent. Ils n’ont aucun mandat légal, national ou international, pour cela. La guerre clandestine gagnerait à rester clandestine. Les assassinats ciblés ne doivent pas être conduits à des fins publicitaires.
Le pouvoir va toujours avec le sang. Dans les démocraties, l’usage de l’assassinat reste confiné à l’extérieur. A l’intérieur, les dirigeants restent soumis aux règles de droit. Dans les pays non démocratiques, l’usage de la force et de l’assassinat, est sans frontières : ni interne, ni externe. Poutine n’a pas de limites.
Une ruelle. Le silence et la mer. Des maisons en tôle et en briques de terre collées les unes aux autres, quelques hommes et femmes assis à l’ombre des murs, un magasin d’alimentation – « Dieu qui décide » – fermé, des porcs qui déambulent librement à travers des montagnes d’immondices et un soleil de feu.
Une ruelle d’un bidonville de Port-au-Prince à première vue ordinaire. Les corps sont usés. La désolation se lit dans les regards, une colère froide aussi. Ici, à La Saline, la différence avec les autres quartiers de la capitale haïtienne est que la mort s’éternise peut-être un peu plus longtempsqu’ailleurs.
Ernst Léger tente un sourire. Il est né sur cette parcelle de terre ingrate, élevé par les sœurs salésiennes du bloc d’à côté, boulevard Jean-Jacques-Dessalines, dont l’église a disparu avec le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et ses 250 000 victimes. Jeune, il a très vite été un fervent admirateur du père Jean-Bertrand Aristide, ce prêtre devenu porte-parole des déshérités avant d’être élu président. M. Aristide venait prêcher dans l’église juste en face, à Don Bosco, jusqu’à ce que d’anciens « tontons macoutes », ces miliciens héritiers de la dictature des Duvalier père et fils, y mettent le feu, en 1988. « Il y a eu des dizaines de morts, souffle-t-il. Et puis, les émeutes ont balayé le régime… A cette époque, on croyait encore à un monde meilleur. »
Aujourd’hui, Ernst Léger est revenu à La Saline. Prudemment. Inquiet aussi, comme les 5 000 habitants du quartier, dit-il. Avec des centaines d’autres résidents, il a dû fuir les lieux il y a un peu plus d’un an. Ce jour-là, le 13 novembre 2018, peu après 15 heures, Ernst se trouvait dans la rue quand il a vu surgir des dizaines de membres de gangs armés. Une irruption de violence inouïe. Ernst a couru. Loin, le plus loin possible.
Son fils Ernson, lui, n’a rien pu faire. Il était chez sa belle-mère lorsqu’un groupe de jeunes gens masqués a forcé la porte. Il a été tué à bout portant. La maison a brûlé. Quelques jours plus tard, quand Ernst se décide à revenir, il découvre la tête de son fils décapitée au coin de la rue. Il tend le bras : « Elle était là, tout près de l’église. »
Ernst Léger ne retrouvera jamais les restes du corps de son fils. Il avait 28 ans. « Sans enfants, parce qu’il voulait d’abord passer un diplôme… » Un long silence.
« L’attaque était ciblée »
Soixante et onze personnes perdront la vie ce 13 novembre dans ce qui sera le pire massacre jamais observé depuis la tuerie de la commune de Jean-Rabel, en juillet 1987, au nord-ouest du pays, où un propriétaire foncier fit massacrer 139 paysans sans terre. Ernst reprend : « Les atrocités ont toujours existé dans notre triste histoire, mais jamais à un tel degré de barbarie et de chaos. »
Illustrant une pratique utilisée par les gangs, les victimes ont été mutilées, découpées à la machette et démembrées avant d’être brûlées ou jetées aux cochons. De nombreux corps sans vie ont été emportés en voiture par les assaillants pour une destination inconnue. Plus d’une dizaine de femmes ont subi un viol collectif. La plupart sous les yeux de leurs proches. Quelque 150 maisons vandalisées, criblées de balles ou incendiées. La victime la plus âgée avait 72 ans : Tercilia Tercy, vendeuse dans le grand marché voisin des Croix-des-Bossales, a été tuée d’une balle dans la tête. La plus jeune avait 3 ans, Abigaëlle Charlot, achevée à coups de pierre dans la maison de sa mère, présente au moment de l’attaque. Depuis, sa mère se tait, comme si les mots avaient quitté son corps.
Ernst Léger reprend son souffle. Il s’appuie sur sa mémoire et la volonté de résistance à l’oubli : « L’attaque était ciblée, elle venait de plusieurs gangs voisins, elle visait tout le monde, mais surtout les jeunes, les jeunes leaders du quartier, qui s’étaient mobilisés contre le gouvernement. La Saline a toujours été un lieu de contre-pouvoir, avec une capacité exceptionnelle pour mobiliser ses habitants. Certains quartiers attendent même que nous sortions dans la rue pour embrayer à leur tour. »
Dès l’été 2018, Haïti était en proie à de grandes manifestations. Théâtre de convulsions multiples, le pays le plus pauvre de l’hémisphère oscillait entre des marches de colère contre la hausse des prix et un mouvement de protestation collective contre un gigantesque scandale de corruption auquel serait lié, d’après plusieurs enquêtes, le président Jovenel Moïse. Un président homme d’affaires contesté par l’opposition depuis son élection controversée l’année précédente.
L’affront fait à la première dame
Mi-octobre 2018, sa femme, Martine Moïse, se rend en personne à La Saline, accompagnée du ministre de l’intérieur de l’époque. La visite a pour but de relancer la réhabilitation d’une école endommagée par le séisme de 2010. A la fin de la réunion, les autorités annoncent que l’aide promise est conditionnée à la non-participation de La Saline aux manifestations antigouvernementales. Les responsables locaux refusent. S’ensuit une vive altercation. A peine quelques jours plus tard, plusieurs membres de l’opposition tiennent une conférence de presse au cœur du quartier avec des représentants d’organisations communautaires locales. Une offense pour le pouvoir en place. « A partir de là, tout le quartier bruissait de rumeurs relatives à la préparation d’une descente pour déloger les chefs de gang qui contrôlent la zone », se souvient Ernst Léger.
L’attaque de La Saline durera jusqu’à 5 heures du matin. Quatorze heures d’abattoir humain à ciel ouvert. Parmi les 500 témoignages recensés dans les mois suivants par les équipes du Réseau national de défense des droits de l’homme (RNDDH), un collectif d’enquêteurs et de militants basé à Port-au-Prince, l’écrasante majorité de victimes affirme avoir tout perdu. La police nationale, elle, bien qu’alertée et disposant de deux postes de garde dans le quartier, n’est pas intervenue.
A ce jour, personne n’a été condamné. Des voix se sont pourtant rapidement élevées. En vain. Des avocats et défenseurs des droits ont pointé l’ampleur du massacre, l’impunité aussi des bandes criminelles (près de 300, d’après les sources), qui ont fini par plonger chaque jour un peu plus la capitale haïtienne dans une crise sans fin. Beaucoup ont également évoqué les complicités d’un pouvoir incapable de rétablir l’ordre, qui s’allie avec des gangs pour faire taire la contestation.
Dans un premier rapport, extrêmement détaillé et compilant des témoignages saisissants, le RNDDH estime, dès janvier 2019, que les événements du 13 novembre « constituent un massacre d’Etat ». Des témoins y affirment avoir vu plusieurs chefs de gang des quartiers alentour – au moins cinq au total – monter à bord de véhicules publics, dont un blindé affecté au service de la brigade d’intervention départementale (BOID).
Un tueur nommé « Barbecue »
Des civils armés accompagnaient également d’autres individus qui portaient eux-mêmes l’uniforme des agents de la BOID. Il y avait là notamment Serge Alectis, alias « Ti Junior », à la tête du gang de la « base » Nan Chabon, située à deux rues de La Saline, et surtout Jimmy Cherizier, dit « Barbecue », un agent de l’unité départementale de maintien de l’ordre (UDMO) connu pour diriger d’une main de fer le gang du quartier Delmas 6, situé un peu plus à l’est. Le document mentionne également la présence sur place d’un représentant du pouvoir, Richard Duplan, délégué départemental de l’Ouest, et l’implication de Fednel Monchery, directeur général du ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales.
Trois mois plus tard, c’est au tour de l’ONU de rendre publique une enquête tout aussi édifiante de la Mission des Nations unies pour l’appui à la justice en Haïti (Minujusth). Celle-ci jette une lumière crue avec encore plus de détails sur les liens de proximité des gangs avec les forces de sécurité et les plus hauts cercles de l’Etat. Le rapport confirme la présence de Richard Duplan au côté de « Barbecue » le soir du massacre. Au moment des faits, dans la soirée, les deux hommes étaient à pied et en compagnie de policiers en civil au carrefour Labatwa, situé à l’entrée de La Saline. Le délégué départemental aurait alors dit aux membres de gang : « Vous avez tué trop de personnes, ce n’était pas ça votre mission », avant de quitter les lieux à bord d’un véhicule.
Une enquête judiciaire a été ouverte, mais elle est restée jusqu’ici sans effets. Démis de ses fonctions, Jimmy Cherizier n’a vu aucune procédure pénale lancée contre lui. MM. Duplan et Monchery ont été suspendus au printemps, sans plus de poursuites.
De leur côté, une soixantaine de victimes ont déposé des plaintes collectives. Plusieurs mois ont été nécessaires pour que le dossier arrive à un juge d’instruction. Un chef de juridiction a ensuite tenté d’annuler la procédure. Celle-ci est toujours en cours, sans aucun signe de progrès. Le palais de justice situé à moins de deux minutes de La Saline est fermé depuis septembre 2019. Il est inaccessible, pris en tenailles par les gangs. Le président Jovenel Moïse a, quant à lui, affirmé que l’Etat ferait toute la lumière. Il l’a dit une première fois quelques semaines après les faits et en novembre 2019. Puis plus rien.
« Tous ces événements forment les bouts de la ficelle pour comprendre la situation actuelle, l’incroyable crise dans laquelle nous sommes, l’état de corruption, les malversations, l’impunité et la violence d’Haïti. C’est un huis clos effrayant, et cela empire », lâche Pauline Lecarpentier, avocate au Bureau des droits humains en Haïti (BDHH).
« Punition politique »
Depuis l’attaque, au moins quatre autres massacres ont été commis par des gangs liés aux autorités. A chaque fois, ils ont eu lieu dans des quartiers saisis par la contestation. Il y a eu Tokyo, en mars, avec plusieurs bâtiments incendiés, Bel Air, début novembre, avec 15 morts et une vingtaine de maisons détruites, Mariani, trois semaines plus tard, ou encore Raboteau, mi-décembre. A chaque fois, la même façon d’opérer : les maisons sont incendiées, des femmes sont violées, des corps disparaissent. Et puis ce nom, « Barbecue », qui revient en boucle d’après les témoignages.
« C’est bien une punition politique qui est infligée à la population. Le pouvoir tente de s’en sortir en installant la terreur, les schémas se répètent, et c’est exténuant », souligne Marie Rosy Auguste, pilier du RNDDH. Même constat chez Me Jacques Letang, avocat chargé de plusieurs familles de La Saline et qui a lancé une procédure auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) à Washington : « Les autorités ont toujours eu l’habitude de s’allier avec des hommes en armes pour sauvegarder leur pouvoir. Cela dure depuis des décennies. La différence avec aujourd’hui, c’est que cela s’est généralisé. Pour la première fois, on sent une implication directe. »
Certains résidents, qui avaient fui les violences le 13 novembre 2018 et étaient revenus dans la zone, ont été contraints de quitter à nouveau le quartier, en raison des affrontements répétés entre les gangs. Ils n’ont ni aide ni appui de l’Etat. La situation des résidents de La Saline s’est aussi aggravée. L’accès déjà limité aux services de base comme l’eau potable, les soins de santé et l’éducation s’est dégradé. Les gangs ont détruit les équipements médicaux du seul hôpital de la zone. Au printemps, ils se sont attaqués à l’école primaire de Tokyo où les enfants du bidonville étaient scolarisés.
Devant le portail en fer, Ernst Léger pousse la porte de la paroisse salésienne. Le gardien opine du chef. Il n’y a personne. Sur le frontispice de la petite chapelle à l’entrée, il lit d’une voix haute : « La douceur transformera les loups en agneaux. » Et tente à nouveau un sourire.