Formation académique : M. Pierre Etienne possède une maîtrise en sciences du développement à la faculté d’ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) également une maîtrise en sciences sociales à la Faculté latino-américaine de Sciences Sociales de Mexico, et enfin un doctorat en sciences politiques à l’Université de Montréal. Il devient ensuite post doctorant à l’Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales en France puis enseignant-chercheur à l’université d’État d’Haïti.
« L’organisation des élections en Haïti durant les trois dernières décennies (1987-2017) est devenue un piège à cons, car ce n’est pas le candidat le plus capable ou celui réunissant autour de son nom la majorité des votes qui l’emporte nécessairement, mais plutôt celui jouissant de l’appui combiné de l’étranger et de l’establishment politico-financier de la république de Port-au-Prince, le candidat dont la personnalité garantit le maintien des intérêts multiples de ceux ayant toujours dirigé le pays par procuration. » Tel est le triste constat du professeur Sauveur Pierre Étienne dans son nouvel ouvrage à propos des élections en Haïti.
D’après l’ancien dirigeant de l’OPL, nul n’est besoin d’être un analyste lucide de la scène politique haïtienne durant les trois dernières décennies pour savoir que le verdict des urnes est une prime à la violence, à l’escroquerie et aux sources de financement occultes. D’après lui, les élections en Haïti au cours de ces trente dernières années constituent une plaisanterie, voire une tragi-comédie.
« Qu’est-ce qui explique que ce pays soit si réfractaire à la modernité politique ? », s’interroge l’auteur dans son ouvrage préfacé par le professeur Laënnec Hurbon. Sauveur Pierre Étienne tente d’apporter des réponses à cette question dans les huit chapitres de l’ouvrage. Il a souligné que la sociologie historique enseigne que les élections de cette période (1987-2017) reflètent fidèlement les joutes électorales dans la partie occidentale de l’île d’Haïti de l’époque coloniale à la chute de la dictature des Duvalier. « La manière d’organiser le scrutin et l’objectif de cette mise en scène n’ont pas changé », fait-il remarquer.
Sauveur Pierre Étienne estime qu’une approche génétique de la question des élections en Haïti nous inciterait à esquisser le portrait bizarre des joutes électorales dans la colonie française de Saint-Domingue. Il est parti de la période coloniale pour montrer que le choix des représentants de la population n’a jamais été un processus libre et démocratique.
Après l’indépendance en 1804, le nouvel État s’est révélé un mauvais élève en matière d’organisation d’élections. « La première élection présidentielle au second degré, organisée en Haïti le 27 décembre 1806, après l’assassinat de l’empereur Jacques 1er (Jean-Jacques Dessalines) par les officiers mulâtres de l’Ouest et du Sud, le 17 octobre, débouche sur une guerre civile d’une durée de 13 ans (1807-1820) », écrit le politologue.
Ce processus électoral raté avait ouvert la voie à des luttes acharnées pour le pouvoir pendant près d’un siècle, soit jusqu’à l’occupation américaine en 1915. À preuve, le pays a connu, de 1804 à 1845, 29 insurrections et en comptera près d’une centaine à la veille de l’occupation. « Le militarisme haïtien épouse des formes constitutionnelles et parlementaires, commente l’ancien candidat à la présidence. Un commandant ou un général d’arrondissement quitte le Sud ou le Nord, à la tête de ses troupes, et entre à Port-au-Prince. Le président s’enfuit et le général rebelle se fait proclamer président par le Parlement apeuré. »
L’armée non professionnelle, poursuit-il, pouvait être facilement instrumentalisée par certains généraux. D’où l’institutionnalisation du brigandage politique qui prenait fin avec l’occupation américaine en rétablissant le double monopole de la contrainte physique légitime et de la fiscalité. Si l’occupation américaine avait mis fin au brigandage politique, elle ne permettait pas cependant au pays de tourner la page des élections truquées et frauduleuses. « À la fin de l’occupation américaine, la République dominicaine, l’armée d’Haïti et le Département d’État américain joueront un rôle de premier plan dans l’élection, le maintien au pouvoir et le renversement des présidents dans la partie occidentale de l’île », précise l’homme politique.
Le semblant de démocratie qu’a instaurée l’occupation américaine n’a pas survécu longtemps. « Sous le régime néosultaniste de Papa Doc et de ses Tontons Macoutes, même la parodie de démocratie s’estompe complètement », affirme Sauveur Pierre Étienne, soulignant que Duvalier s’est donné un pouvoir sans bornes au point qu’il symbolisait à la fois le régime, l’État, la nation et Haïti.
Le professeur Étienne a rappelé que Papa Doc dissout le Parlement le 7 avril 1961 dont le mandat expirait constitutionnellement en 1963. Il convoque de nouvelles élections législatives pour le 30 avril 1963. « Il s’agissait en réalité d’élections plébiscitaires, dont les élections consacraient automatiquement sa propre réélection pour un mandat de 6 ans, poussant son cynisme jusqu’à inscrire son nom sur les bulletins de vote », déduit le politologue.
Jean-Claude Duvalier a hérité du pouvoir en 1971. Le nouveau président organisa les élections municipales et législatives comme au bon vieux temps de Papa Doc. « La liste des futurs élus fera le-va-et vient incessant entre le Palais national et le ministère de l’Intérieur pour déterminer le profil du candidat, son origine sociale, c’est-à-dire s’il était un authentique fils de la révolution de 1957 et s’il avait les reins assez solides pour pouvoir la défendre au péril de sa vie », écrit Sauveur Pierre Étienne dans le chapitre II de son nouvel ouvrage qui traite du processus électoral en Haïti de 1987 à 1990.
À la chute du régime, le 7 février 1987, Haïti sombra dans une crise politique, sociale et économique aiguë. Depuis, le pays, de l’avis de l’auteur, a connu des élections réprimées dans le sang (29 novembre 1987), élections à la Duvalier (17 janvier 1988), élections plébiscitaires (16 décembre 1990), coups d’État, tentatives de coup d’État (17-18 septembre 1988, avril 1989, 30 septembre 1991).
Sauveur Pierre Étienne fait une radiographie de la crise socio-économique ayant conduit au départ de Jean-Claude Duvalier du pouvoir en vue de montrer le contexte dans lequel les élections 29 novembre allaient se dérouler. La promulgation de la Constitution de 1987 le 29 mars 1987 avait fait naître beaucoup d’espoir chez ceux qui rêvaient d’une nouvelle Haïti. « Mais ce serait ignorer le poids de la culture politique haïtienne illustrée par le proverbe ‘’les Constitutions sont du papier et les baïonnettes, du fer’’ », juge-t-il.
Le Conseil national de gouvernement (CNG) mis en place suite au départ de Jean-Claude Duvalier du pouvoir, démontre le professeur Étienne, cherchait par tous les moyens à avoir le contrôle de la machine électorale. Les partis politiques de gauche, les syndicats et les organisations de base recouraient à la grève, aux manifestations et d’autres stratégies pour défendre le processus électoral. « Avec le rejet par le CEP, en application de l’article 291 de la Constitution, le 2 novembre, de la candidature de douze individus liés à l’ancien régime, c’est le début de la campagne de terreur qui va culminer dans le massacre de la ruelle Vaillant », estime Sauveur Pierre Étienne.
Dans l’intervalle, lit-on dans l’ouvrage, des biens appartenant aux membres du CEP, des institutions sous contrat avec l’institution électorale, sont attaqués. Des menaces sont proférées à la radio contre les membres du secteur démocratique. « Les fortes détonations enregistrées à la capitale à la veille du scrutin donnent l’impression que Port-au-Prince est une ville assiégée », rappelle Sauveur Pierre Etienne, soulignant que malgré les problèmes logistiques et l’insécurité généralisée, le CEP refuse de faire marche arrière.
Le 29 novembre 1987, les fusils des militaires ont eu raison des bulletins de vote des électeurs. « Les élections tournaient au cauchemar. 34 personnes sont mortes et plusieurs dizaines ont été blessés à la ruelle Vaillant ». Tel a été le bilan du bain de sang de la ruelle Vaillant. Ainsi s’achevaient les premières tentatives d’élections libres et démocratiques post-Duvalier.