Dans le pays le plus pauvre (près de 60 % des Haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté), mais également l’un des plus inégalitaires d’Amérique latine, le pouvoir n’innove guère. Les nouvelles recettes identifiées proviennent d’une hausse supplémentaire de taxes affectant l’ensemble de la population. Par contre, les tarifs douaniers qui s’appliquent au riz, par exemple (passés de 35 % à 3 % en 1994), n’évoluent pas, condamnant Haïti à la dépendance : 80 % du riz consommé sur place est importé, dans un marché contrôlé par une poignée d’importateurs richissismes. Et pour équilibrer les comptes ? Une dose plus forte encore de libéralisation, dont le pouvoir espère qu’elle attirera les investissements étrangers. Mais, outre la reconduction d’un modèle déjà en panne, le budget entérine surtout le détournement de la puissance publique par l’élite. Alors que l’environnement, la santé et l’éducation restent délaissés, le parlement et l’exécutif s’octroient davantage de moyens discrétionnaires.
Peu à peu, le mouvement citoyen de lutte contre la corruption ne cible plus uniquement les mille et une formes de prévarication mais le détournement de la mission de service public des institutions en général, et de l’État en particulier. En poste depuis février 2017, le président Jovenel Moïse se trouve bientôt sous le feu des projecteurs.
Jamais peut-être depuis la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, dit « Bébé doc », en 1986, un gouvernement n’a été aussi impopulaire et l’opposition si intense et unanime, regroupant syndicats, enseignants, églises, artistes, paysans, ainsi que la majeure partie du secteur privé. Le maintien de M. Moïse ne tient plus qu’à deux fils. D’une part, l’oligarchie locale, qui contrôle les douanes, les ports et les banques, et tire l’essentiel de ses ressources des importations, elles-mêmes liées à la subordination de l’économie au géant nord-américain. De l’autre, les soutiens internationaux, au premier rang desquels, Washington (qui a obtenu, depuis 2019, un alignement de la politique étrangère haïtienne sur la sienne dans le dossier vénézuélien). De son côté, le Parlement européen a adopté, le 28 novembre 2019, une résolution condamnant la répression, notamment le massacre de La Saline (un quartier populaire de Port-au-Prince) en novembre 2019, qui a fait 71 morts. Le texte reconnait que l’« impunité et le désintérêt de la communauté internationale ont encore attisé les violences ». Mais le texte en appelle, comme toujours, à un dialogue « inclusif » : une forme de soutien au président dont la majorité de la population estime qu’il participe du problème, pas de la solution.
le « pays en-dehors », pour reprendre la belle expression par laquelle l’anthropologue Gérard Barthélémy désignait la paysannerie haïtienne, s’applique aujourd’hui aux travailleurs du secteur informel, aux ouvriers, à la majorité de la population, dont un quart vit dans l’extrême pauvreté. La hausse des prix, alimentée par les effets cumulés de l’inflation (20 %) et de la dévalorisation de la monnaie locale, les a frappés de plein fouet, aggravant une situation où survivre demande un effort quotidien.
la jeunesse urbaine, tiraillée entre son éducation de classe moyenne et la précarité qu’elle subit. Celle-ci se montre particulièrement sensible à la dégradation des droits (montée de l’insécurité, des menaces et de la répression envers la presse et les défenseurs des droits humains), à la captation des institutions publiques, à la corruption et au risque croissant de déclassement. L’émigration constituait traditionnellement pour cette population le seul horizon, mais les portes se ferment alors que, face à l’afflux, divers pays d’accueil traditionnels (comme le Chili) exigent désormais un visa. Le mouvement citoyen anticorruption des petrochallengers — apparus après la circulation de la photo de Mirambeau Jr et dont Nou pap dòmi (nous ne dormons pas) représente le collectif le plus connu et le plus puissant —, constitue l’expression privilégiée de cette force sociale née au cours de l’été 2018.
Enfin, confrontées directement à l’insécurité alimentaire, à l’absence d’accès à la santé et aux violences, les femmes, dont des féministes de premier plan, sont présentes en masse dans les mobilisations. Le modèle néolibéral leur a sous-traité de force les services sociaux dont il a délesté l’État. Elles sont l’en-dehors de cet en-dehors… Elles portent jusque dans leurs corps l’impossibilité du statu quo, le refus de tout retour à la normale.
Discrédité, sans moyens pour satisfaire les revendications, combien de temps M. Moïse pourra-t-il encore tenir ?