Lettre à Valéry Numa !
Cher Valéry,
Avant d’entamer cette dernière, laisse-moi te faire part de quelque chose qui peut s’apparenter à une blague aujourd’hui. Je me rappelle que je rédigeais mon mémoire de sortie en droit, début des années 2000 à une période où le pays confrontait à de graves problèmes d’ordre politique, économique et autres comme aujourd’hui d’ailleurs. J’étais assis dans un restaurant dénommé Le Privé où je travaillais tranquillement mon mémoire autour de ce thème : « De l’occultation des forces armées d’Haïti par rapport à la prise des états d’urgence et de siège ».
Sur ma petite table, j’avais deux livres dans lesquels je faisais des recherches très approfondies sur la question. L’un avait pour titre « Coup d’Etat : mode d’emploi » d’Edwark Luttwak et l’autre, « La technique du coup d’Etat » de Curzio Malaparte. À brûle-pourpoint, je vis apparaitre des policiers dans le restaurant et j’ai dû rapidement dégager les livres de mon environnement immédiat. Je les ai balancés dans un récipient à eau (doum) qui se trouvait à quelques mètres de ma table de travail. Je ne voulais pas, dans cette descente des lieux des policiers qu’ils voient ces deux livres entre mes mains parce qu’ils pouvaient croire que j’étais en train de penser ou d’organiser un Coup d’Etat. Ils pouvaient même prendre les livres comme des éléments matériels d’une telle intention et peut-être même comme des preuve d’un commencement d’exécution. En effet, je te dresse ce tableau sur un ton humoristique pour te montrer à quel point, de mon expérience d’homme, le pays sombre depuis très longtemps dans un mal-être profond et c’est très désagréable quand je pense que nous y sommes pour longtemps.
Du Spectre du bilan zéro !
Récemment, j’ai assisté à une assise où ont participé six ministres de l’éducation nationale pour lesquels j’ai beaucoup d’estime. Je crois que tant d’autres personnes de la société haïtienne ont éprouvé du respect pour ces six personnalités politiques. Mais au-delà du respect pour leur personne, je dois te dire que quand on tente d’interroger le résultat de leur administration, il y a lieu de devenir triste à en mourir. A eux tous, ils ne sont pas parvenus à créer une école nationale dans le pays où il y aurait une seule éducation pour tous les haïtiens. Je respecte ces ministres, je l’ai déjà dit, et je peux même ajouter sans ambages que je porte avec Nesmy Manigat son bilan à la tête du ministère de l’éducation car tout au moins, il y eu une démarche de pacte national de l’éducation qui fait sens, la réunion de tous les anciens Ministres de l’éducation Nationale telle une intra cohésion en matière de Politique Publique et les douze mesures. Toutefois c’était un Pacte National d’Education, un premier pas vers une politique publique de l’éducation mais hélas, même pas la construction d’une autre École Normale Supérieure, architecturalement importante, mais aussi à la pointe des mouvances du moment en termes de reproduction de savoir où il y aurait un laboratoire flambant neuf et une bibliothèque moderne. Tu sais, je réfléchis sans arrêt aux affaires du pays et mes différentes préoccupations finissent par me constituer en tant qu’être haïtien souffrant d’une maladie chronique de changement de paradigme.
Le Repartimientos en guise de partage de gâteau, toi, tu avais dit ponmkèt !
J’ai eu une conversation avec une ancienne ministre qui m’a demandé pourquoi l’Institut de Politiques publiques (IPP) n’organise pas un dialogue avec les acteurs de différents secteurs du pays et moi de lui poser une question presqu’existentielle : dialoguer, pour dire quoi ? Et de manière intransigeante, je me dis que dans un pays comme Haïti où une catégorie détient tous les pouvoirs et privilèges et une autre catégorie est en reste à tous les niveaux, quel peut être ce dialogue qui ne serait pas de sourd ?
Ça, il faut entrer en plain-pied dans la sociologie des rapports sociaux et des classes sociales pour comprendre très bien cette problématique et ses enjeux divers. Moi, ce que je voudrais te dire Valéry, dans la présente, c’est que le pays va très mal et je sais que tu te rends compte de ce mal de vivre auquel les gens font face dans leur quotidien délétère. Dans ce bourbier dans lequel on est englués, seule une volonté commune qui attesterait d’une intelligence collective peut nous sauver. On ne sera pas sauvés à grands coups de slogans, où l’on clame dialogue, dialogue, dialogue, sans une véritable volonté de faire pays et faire société. Avant tout, il y a une manière de dialoguer.
Tu dois remarquer que ma lettre à toi adressée porte le titre « le spectre du repartimientos ou du bilan zéro ». C’est parce que j’ai longtemps prêché dans le pays les méfaits du repartimientos. Repartimientos dans le sens d’une grosse distribution des ministères et des directions générales aux politiciens. L’ancienne Ministre avec qui j’ai dialogué est aujourd’hui l’une des figures métissées du PHTK. Elle rêve que l’opposition vienne au bord de la table pour un dialogue et voir comment tout le monde peut bénéficier de sa part du gâteau, de la pommkèt dirais tu ! comme tu t’amuses souvent à le dire : « Pa gen gato ankò, se ponmkèt ».
Cela dit, le pays va de mal en pis. D’où tout mon problème dans ce pays et je pense que l’heure est grave et lutter est la loi, comme avait écrit l’un des poètes surréalistes haïtiens du XXe siècle, Hamilton Garoute. L’heure est grave et il faut nécessairement aujourd’hui un tableau de bord. L’heure est grave et le pays a besoin de vrais technocrates parmi ses fils les plus capables, c’est-à-dire des gens qui ont le sens de l’Etat et comment mener à bon port la barque de l’Etat. L’heure est grave et on doit redresser le cap, sortir du bas-fond et du qui-vive. Comme une toupie, nous avons longtemps tourné nous-mêmes, mais aujourd’hui nous sommes désaxés. Et dans ce déferlement de cris et d’horreur, je crois encore que nous sommes capables et qu’il est possible qu’une certaine idée nouvelle puisse émerger parmi nous. Moi, je suis le fils d’Haïti et mon métier c’est de diriger l’Etat. Je suis prêt à travailler sur des propositions qui aideront tous les fils du pays. Prêt à retravailler avec d’autres l’architecture de notre État. Tu sais, pendant que beaucoup de gens esquivent les réelles problématiques, j’essaie de montrer et de promouvoir des travaux de recherches qui sont effectués sur l’OAVCT, sur les Archives nationales et sur d’autres organismes d’importance. Sauf que, dans le repartimientos dans le pays, ces chercheurs n’ont pas la voix au chapitre et, traditionnellement, ils sont mis au placard. C’est en ce sens que les populistes débarquent et détruisent les institutions. Ce qu’ils appellent, eux, le repartimientos, c’est que tout le monde peut prendre sa part du gâteau de façon désordonnée et à la proportion de ses caprices ou de son avidité. Chacun pense pouvoir prendre sa part du gâteau alors que ce qu’on croit être le gâteau n’en est plus un à présent. La symbolique du gâteau perd tout sens dans ce pays déchiqueté, avili, détruit, et failli à ses missions régaliennes.
Aujourd’hui, beaucoup de gens qui faisaient de la politique deviennent très riches, et c’est cela qu’ils appellent « prendre sa part du gâteau ». Et c’est ahurissant de constater cette concentration de richesse alors que d’autres sont dans une humanité bafouée à force de vivre dans le manque des choses les plus primaires, les plus nécessaires, les besoins de base, quoi : manger, boire et se vêtir. Ces gens riches politiquement n’accepteront jamais de laisser le champ du pouvoir politique, et même aux personnes qui sont habilitées et préparées pour de telles taches à partir des formations accumulées sur le temps long et qui ont toujours été dans une dynamique citoyenne afin d’agir positivement sur le pays. En somme, la situation est devenue de plus en plus difficile et le spectre du bilan zero s’étend amplement. Je crains qu’à nouveau et avant longtemps qu’on ne donne à chaque parti politique un BMPAD, un APN ou un OAVCT, un AAN, une Direction Générale des Douanes.
Enfin, ce sera la grande destruction finale des institutions.
Cher Valéry, j’espère que tu comprendras ma peur aujourd’hui et cette peur qui me traverse est aussi celle de tout le peuple haïtien surtout par rapport à l’Etat actuel du pays. Moi, citoyen engagé, je t’écris comme pour me dire que j’ai encore mon droit de gueule pendant que chaque jour, il nous semble être de plus en plus exigés de parler par signe.
Entre le repartimientos et le spectre du bilan zéro des Politiques qui nous guettent et nous font peur, Je t’interpelle, toi, Gouverneur à te joindre à toutes les bonnes volontés et à moi pour chevaucher notre chute (1) pour pouvoir gouverner la rosée !
Francketienne.
Yves Lafortune, MAP, Avocat
Designer Organisationnel
Secrétaire Exécutif de l’Institut de Politiques Publiques (IPP)