L’État haïtien est un État sans substance qui ne vise qu’à satisfaire les intérêts d’une élite. Ses objectifs n’ont rien à voir avec le progrès économique, social, culturel et institutionnel du pays.
Dans une conjoncture de crise, le choix d’une expression pour en indiquer les voies de sortie est souvent révélateur de la pertinence de l’analyse qui en est faite. Les réactions des Haïtiens au lendemain du séisme du 12 janvier 2010 en sont une excellente illustration. Devant l’ampleur des dégâts, les débats se sont organisés autour de deux pôles. D’un côté, il y a ceux qui parlent de reconstruction et, de l’autre, ceux qui posent le problème plutôt en termes de refondation.
Pour les tenants de la première interprétation, la légitimité des institutions politiques n’est pas en cause. L’essentiel, c’est que les détenteurs du pouvoir politique se concentrent sur la reconstruction de la capitale nationale et des autres villes affectées par le tremblement de terre. Ce qui, par ailleurs, n’exclut pas la possibilité de critiques assez sévères à l’égard du leadership actuel du pays. Dans cette perspective, la crise n’est pas assimilée à une crise de l’État.
En revanche, la légitimité des institutions publiques est au cœur des revendications du second courant. L’État – c’est-à-dire l’appareil étatique et ceux qui en occupent les postes supérieurs – tel qu’il s’est développé historiquement a failli. Il doit dès lors être refondé et de nouvelles structures doivent être mises en place. Cette position a le mérite de nous forcer à scruter les performances de l’État haïtien pour nous faire une idée plus précise de sa nature. À l’analyse, l’État haïtien apparaît vide de toute substance. Il n’a de l’État que les apparences.
En général, selon la sociologie politique, un État existe quand, dans un pays, les détenteurs du pouvoir (les dirigeants politiques) organisent la reproduction de la société. Ils font ainsi en sorte de générer un dynamisme porteur de changements significatifs pour l’ensemble de la société, quels que soient les secteurs concernés. Les progrès économique, social, culturel et institutionnel à long terme de la communauté sont les objectifs visés. Qu’en est-il de la République d’Haïti?
Le chaos observable depuis le récent séisme a des causes plus lointaines. Historiquement, une évidence s’impose : les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays n’ont jamais eu comme préoccupation la promotion de l’intérêt général. Leur inaction dans les principaux domaines de la vie nationale frise l’immobilisme. Alors que le pays connaît, au moins depuis le début des années 1950, un marasme généralisé, rien ou presque rien n’est fait pour l’en sortir. L’« État haïtien » est introuvable. Tous les secteurs importants de la société sont quasiment laissés à eux-mêmes.
La dérive économique et sociale
La situation de l’agriculture haïtienne et du monde rural où vit la majorité de la population du pays en offre un bel exemple. L’indifférence historique des responsables de l’appareil d’État pour l’agriculture haïtienne étonne, car celle-ci a toujours été proclamée le secteur économique le plus important. L’économiste Mats Lundhal dit, avec raison, que la passivité et la non-intervention dans le domaine de l’agriculture sont des traits caractéristiques de l’attitude des gouvernements haïtiens depuis le XIXe siècle[1]. Cette passivité est encore observable aujourd’hui.
Après plus de deux siècles d’indépendance, l’agriculture haïtienne demeure incapable de satisfaire les besoins alimentaires de la très grande majorité de la population, favorisant la dépendance aux importations de l’étranger. Cela aggrave du même coup le déséquilibre de la balance des paiements et entraîne une pauvreté généralisée à la campagne de même que la stagnation économique du pays. La voie définie par les dirigeants a plutôt été favorable à la bourgeoisie traditionnelle minoritaire et sans grands bénéfices pour le monde paysan et a contribué au renforcement du sous-développement du pays.
Dès la proclamation de l’indépendance, en effet, la relance de l’économie du nouvel État s’est posée en des termes qui favorisaient les intérêts d’une fraction de la population composée des chefs de l’armée et des membres prospères et influents des affranchis qui se partageaient les propriétés des colons français. La mise en valeur de ces domaines s’est butée au refus des masses de reprendre le travail des champs, forçant la mise en place d’un système reposant sur le travail autonome des « paysans » où le contrôle de l’appareil d’État est devenu le moyen de capter le peu de profit qu’il générait. Des taxes et redevances de toutes sortes, prélevées par l’État, ont ainsi alimenté des circuits de corruption et d’enrichissement, creusant l’écart entre la minorité privilégiée et le reste de la population.
Haïti s’est ainsi privé de ressources qui auraient pu être utilisées si le pays avait disposé d’une politique maîtrisée de développement économique. L’absence d’État ne pouvait mieux se faire sentir. Et cette indifférence a maintenant d’importantes répercussions sociales.
La pauvreté généralisée est l’une des conséquences majeures de cette situation économique catastrophique. Elle est écrasante à la campagne et dans les quartiers défavorisés des villes. « La population haïtienne est probablement pour 80 % au dessous de la limite inférieure [du seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale] et est donc pour les quatre cinquièmes dans ce qui est qualifié d’extrême pauvreté », affirme André Corten[2]. Et on ne voit pas de signes d’amélioration notable. Sur le plan de la santé, l’état des lieux est aussi catastrophique. Les infrastructures de santé sont quasiment inexistantes dans la plupart des régions et le personnel médical introuvable parce qu’il est expatrié ou concentré dans les villes ou par manque de politique cohérente. Aussi, les problèmes de santé publique se posent-ils avec acuité. La mortalité infantile, par exemple, est une des plus élevées en Amérique latine : 54 décès d’enfants de moins d’un an (ou 72 pour ceux de moins de cinq ans) sur 1000 naissances (Unicef, 2008). Et les cas de malnutrition grave (cause importante de ces décès et de déficiences chroniques) sont loin d’être rares. Sans l’aide étrangère, la situation serait pire. Toutefois, il n’y a pas que les enfants qui sont victimes de l’inaction des pouvoirs publics. C’est le monde rural en entier qui pâtit de toutes ces carences.
De surcroît, le taux d’analphabétisme est très élevé, se situant aux alentours de 50 % à l’échelle du pays, mais davantage dans les zones rurales. Il y a peu d’écoles et, là où elles existent, elles sont en général mal logées, mal équipées et l’encadrement pédagogique est quasiment inexistant. Au bout du compte, l’école est incapable de former les cadres dont Haïti a grandement besoin, perpétuant ainsi le sous-développement et creusant les inégalités sociales. Avec la complicité des dirigeants, un monde à deux vitesses a ainsi été créé au fil des ans. D’un côté, on retrouve une minorité aisée (à peine 5 % de la population), objet de toute l’attention des dirigeants, qui a accès à un réseau d’écoles privées et à des services de santé diversifiés. De l’autre, il y a les masses populaires, ces éternels laissés-pour-compte. L’exclusion sociale à ce point généralisée et le mépris affiché à l’endroit des couches populaires sont des signes de plus que l’État haïtien est une coquille vide, sans substance, sans prise sur le destin national d’Haïti. Et la faiblesse des institutions publiques ne permet pas, pour l’instant, de nourrir quelque optimisme que ce soit quant à un redressement éventuel des affaires haïtiennes.
Une capacité d’intervention quasiment nulle
Au-delà des déclarations d’intention, les gouvernants portent peu d’intérêt à la fonction et aux institutions publiques. La reproduction institutionnelle n’a jamais été l’une de leurs principales préoccupations. Leur attitude devant l’administration publique, instrument étatique pourtant indispensable, illustre éloquemment ce fait. Malgré les verdicts répétés d’incompétence de l’administration publique depuis 1962, les dirigeants haïtiens n’ont montré aucun empressement à la réformer sérieusement. Aucune de leurs initiatives n’a abouti. Ce qui fait qu’un demi-siècle plus tard, nous sommes toujours au stade des projets de réforme, portés par des dirigeants dépourvus de capacités d’intervention sérieuses et qui ne s’en soucient guère. Il n’est nul besoin de dire à quel point tous les secteurs importants de la société sont affectés, de la santé publique à l’éducation en passant par l’économie, la justice, etc. Nous assistons, au gré des conjonctures, à l’impuissance des pouvoirs publics à administrer l’espace haïtien et à leur désintéressement suicidaire. Plus encore, l’État haïtien est une fiction. Car plus on le cherche, plus il s’éloigne. Il est évanescent. La communauté haïtienne, cet État au sens du droit international, est encore à construire.
Daniel Holly
[1] Mats Lundhal, Peasants and Poverty. A Study of Haiti, London, St. Martin’s Press, 1979.
[2] André Corten, Diabolisation et mal politique. Haïti, misère, religion et politique, Montréal/Paris, les Éditions du CIDIHCA/Karthala, 2000, p. 38.