Haïti est souvent perçue depuis des décennies comme un pays d’exception.Outre qu’il est le pays le plus pauvre en Amérique, il est aussi le pays de toutes les expérimentations abominables de cet hémisphère. On vient justifier, inventer, réinventer, appuyer, appliquer tout même l’impensable et l’inadmissible dans ce pays. Mais, par-delà ce biais d’exception, il est possible de penser la plupart des grandes questions du monde contemporain à partir de ce pays qui, mieux que partout ailleurs, l’imagination du meilleure n’est pas restée prisonnière de l’expérience du pire (R. Edouard : 2019).
Ainsi, suivant cette logique,Seitenfus (2015)1, dans son analyse sur la question de l’aide internationale après le tremblement de terre de 2010, nous dit qu’Haïti est devenue un véritable laboratoire d’expérimentations au nom de la coopération internationale. Des dirigeants haïtiens et hauts dignitaires internationaux bâtissent leurs fortunes au détriment du peuple qui patauge dans la misère et dans la crasse2. La misère du peuple haïtien ou la pauvreté d’Haïti n’est nullement un choix. Elle est une construction sociale, un plan macabre taillé au pilori3 depuis 1804.
Cependant, nous n’allons pas parler de la pauvreté ou de la misère d’Haïti dans cet article, mais de l’une de ces résultantes : l’insécurité. Cette dernière peut se définir comme un manque de sécurité ou une inquiétude provoquée par l’éventualité d’un danger. C’est donc un climat, une impression, un sentiment qui n’inspire pas une confiance de sécurité (Barrès: 1911).
En Haïti, l’insécurité comme phénomène social a pris plusieurs dimensions depuis quelque temps. On peut citer, entre autres, insécurité sociale, alimentaire, économique, politique, juridique, etc. Ce phénomène,depuis la montée de l’exode rural et de la ghettoïsation de certains quartiers, est traversé par plusieurs contextes politiques au cours des ans pour, enfin, prendre une ampleur multiforme. Parmi ces formes, la « gangstérisation » est la pointe de l’iceberg qui cache au fond d’elle un iceberg.
Considérée comme le résultat d’un tout complexe, elle se dessine en Haïti depuis l’apparition des «tontons macoutes», passant par le militantisme populaire étatisé (apparition des « chimè ») jusqu’à la « phtkisation »4 du pouvoir, qui est sa forme la plus radicale. Cette dernière se construit suivant plusieurs logiques : hold up électoral et intimidation5.
La première forme (tontons macoutes6) consiste pour le régime dictatorial des Duvalier à garder leurs assises dans tous les recoins du pays7 (en milieu rural comme dans les villes) et dans des quartiers (créés sous le régime)à l’intérieur des grandes villes spécifiquement à Port-au-Prince et qui portent aujourd’hui le nom de « ghetto » ou de quartiers de non-droit.
La deuxième forme (le militantisme populaire) a pris naissance dans la lutte pour la conservation du pouvoir par le régime Lavalas face à l’oligarchie réactionnaire qui n’avait pas digéré la décente du pouvoir vers le peuple. Ainsi, des chefs de file traduisant la chimérisation de certaines zones du pays comme « grenn sonnen » et d’autres encore ont vu le jour.
Après le coup d’État ou le kidnapping selon les tenants du régime, le vocabulaire du créole haïtien n’a pas cessé de s’enrichir d’indicatifs dans les quartiers pauvres (chimè, rat pa kaka, sourit pa pise, etc.). La bataille de classes en Haïti a pris donc une autre forme, car, de l’autre côté, il y avait les GNB « Grenn nan Bounda », composés de l’élite économique et politique réactionnaire, porteuse d’un soi-disant pacte social et consciente du bien-fondé de leur lutte et des gens de la population civile (en grande partie des étudiants et des socioprofessionnels) qui se disent classe moyenne et qui se meuvent, pour la plupart, dans l’inconscience la plus abjecte.
La troisième forme est la phtkisation du pouvoir (Bandi legal), menée par des anciens tenants du secteur économique faisant partie du mouvement GNB et de certains leaders politiques de ce même mouvement, porteurs ou alliés aujourd’hui du parti politique des hommes et des femmes aux crânes rasés. Ils sont les bénéficiaires actuels du pouvoir depuis 2011. Certains bénéficient des grands contrats économiques, d’autres sont ou ont été tour à tour président, premier-ministre, ministres, directeurs généraux, secrétaires d’État, parlementaires, etc.
À qui profite cette « gangstérisation » du pays ? Une chose est sûre, c’est que le peuple est le grand perdant. Devenue la norme sociale8 actuellement, la gangstérisation est en train de détruire les jeunes des quartiers pauvres, victimes de ce système de Léviathan mise en place par les élites économiques et politiques du pays. Je ne cite pas les élites sociale, académique et morale parce qu’elles nagent dans une forme d’insécurité intellectuelle9 en essayant fort souvent d’appréhender le réel pour ce qu’il n’est pas, un savoir pour ce qu’il n’est pas, une morale pour ce qu’elle n’est pas. Mais ils ne sont pas innocents pour autant !
Ainsi, la question de l’insécurité en Haïti qui, depuis quelques années, fait partie des grandes interrogations de société, a connu, comme chacun sait, une nouvelle flambée depuis les dernières élections présidentielles de 2011, survenues à la suite de troubles politiques, de désordre organisé et généralisé. En devenant un enjeu central du débat politique, l’insécurité et plus précisément la gangstérisation fait l’objet depuis lors d’un véritable virus qui pourrit la société haïtienne. Et, sur ce point, l’international communautaire a son rôle dans cette déchéance et instabilité chronique du pays en essayant maintes fois d’imposer leur logique et leurs pions.
De ce fait, des acteurs de l’élite économique, politique et de l’international communautaire ainsi que des éternels soumis de la société civile participent tous dans la décente aux enfers d’Haïti. Néanmoins, au-delà de toutes ces considérations, nous ne pouvons pas non plus rejeter la responsabilité des acteurs utilisés (les bandits) dans la construction de l’insécurité en Haïti. Car l’insécurité soulève toujours un débat sur la responsabilité des sujets délinquants « être responsable, c’est avoir à répondre de ses actes ».10
Mais, en acceptant de construire une démocratie basée sur des élections frauduleuses avec des candidats financés par le secteur mafieux opérant en Haïti, avec des rejetons du système carcéral de certaines grandes puissances économiques, on ne peut en aucun cas espérer le mieux. De nos jours, on vit dans un État haïtien importé11, avec une insécurité fabriquée, autrefois avec des « Ti pyè, Ti jak, … » et, aujourd’hui, avec des « ti je, ti anel, ti lepè, etc.» utilisés ou qui ont été utilisés dans des contextes de prise et de maintien de pouvoir, de trafics illicites, de luttes électorales, d’intimidation, de règlements de conflits économiques et politiques, pour l’enrichissement illicite et pour la fabrication du désordre.
L’insécurité n’est pas une fatalité, car elle existe presque partout. Cependant, celle présente en Haïti, dans les quartiers pauvres, sur la frontière haïtiano-dominicaine, dans les marchés et dans les rues d’Haïti n’est pas uniquement un phénomène lié à la pauvreté et à la misère, elle est un construit de différents acteurs qui luttent pour leur hégémonie. Des acteurs conscients de leurs intérêts et qui, même au prix du sang du peuple, n’hésiteront pas un jour à les sauvegarder. C’est un véritable complôt contre le peuple que bon nombre de personnes tant au niveau national qu’international, n’osent pas dire ou écrire. À ce titre, nous pouvons constater le jeu qui règne notamment dans l’affaire de la saisie d’armes illégales au port de Saint-Marc en septembre 2016 et sur les dossiers des soi-disant mercenaires que la police nationale avait appréhendés avec des armes de gros calibre en février12 dernier et la disparition récente de conteneurs dans le port Lafito, chargés majoritairement d’armes de guerre13. Des autorités sont, selon toute évidence, impliqués jusqu’au coup, on a en tête l’affaire impliquant les rapports qu’entretiennent le sénateur Garcia Delva avec l’individu le plus recherché par la PNH, Arnel Joseph14. L’insécurité bat son plein !
Toutefois, une chose est suûre, c’est que le réveil de cette population martyrisée, exploitée, tétanisée n’est pas loin. Le système peut toujours continuer à faire d’Haïti ce pays misérable et invivable qu’il est aujourd’hui, mais une nation qui a changé le cap de plus de cinq cent ans d’histoires au début du XIVe siècle ne va pas mourir. Une génération consciente est en train de se forger, elle mettra de côté les voyous, les traîtres, les invertébrés et, à la guerre comme à la guerre, elle combattra envers et contre quiconque qui empêche ou empêchera à cette grande nation d’assumer et d’assurer sa destinée.
Dahney Coriélan,
Insoumis d’Haïti
Avocat- Anthroposociologue
dahney.corielan.1@ulaval.ca
Québec, le 29 avril 2019.
Bibliographie
1.- Ricardo Seintenfus, L’échec de l’aide internationale en Haïti. Dilemmes et égarements, Editions de l’Université d’EÉtat d’Haïti, Port-au-Prince, 2015.
2.- Dahney Coriélan, L’État et la corruption en Haïti : un véritable accord de dépendance, Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 12 avril 2019.
3.- Jean-Mary Louis, L’invention d’Haïti comme société pauvre: l’herméneutique de la société pauvre haïtienne, thèse de doctorat, UQAM, 2010.
4.- Une forme d’embourgeoisement du pouvoir.
5.- Voir l’aveu du député Arodon Bien-aimé, élu du PHTK aux élections de 2015 et les différentes déclarations de certains anciens membres du CEP.
6- Membre de la milice paramilitaire des Volontaires de la sécurité nationale (VSN).
7.- Bernard Diederich, Papa doc et les tontons macoutes, 1re parution, 1970.
8.- Telle que perçue par Nicole Dubois dans son article « Autour de la norme sociale » paru dans Les cahiers de psychologie politique, 2002.
9.- Voir Jean Lacroix in Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1950.
10.- Manuel Tostain, L’insécurité : inscriptions idéologiques et approches psychosociales, Les cahiers de psychologie sociale, no 2, 2002.
11.- Concept cher à Bertrand Badie (1992) car L’État haïtien comme tout État postcolonial est un État importé dont la greffe n’a pas réussi.
12.- Arrestation survenue le dimanche 17 février dans les parages de la Banque de la République d’Haïti (BRH).
13.- Voir l’article du média en ligne Loop Haïti du 24 avril 2019.
14.- Voir les révélations faites par le sénateur Jean Renel Sénatus, président de la commission Justice et Sécurité du Sénat sur ce dossier le 23 avril 2019.