L’avenir d’Haïti est une immense interrogation .Il est bloqué à l’intérieur par des égoïsmes irréconciliables et à l’extérieur par un racisme à visage découvert .Le monde entier nous déteste et nous condamne à l’assistance humanitaire sélective.Le développement nous est refusé.
En 1978, Josephe Hubert Deronceray, qui a été broyé par le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 en essayant de secourir sa sœur, publiait un ouvrage classique, sous le titre « Sociologie du fait haïtien», à Montréal, aux Presses de l’Université du Québec, où il embrassait avec netteté et brio, à grand renfort d’analyses fructueuses, les contours basiques de notre société archaïque. Quel modèle de synthèse étincelante de justesse! Quel talent! Les études sociologiques constituent sans doute, de toutes les branches du savoir empirique et scientifique, l’une des plus enrichissantes. Pour un pays comme le nôtre? Certainement!
Avec ferveur, avec un grand intérêt intellectuel, notre génération a vu ce sociologue hors pair s’élever jusqu’au sommet de son talent dans son immense désir de diagnostiquer le mal haïtien, à travers des travaux impérieux: Crise de transition de la société haïtienne (1961), Quelques réflexions sur le problème de la stratification sociale en Haïti (1968), Le changement social dans les familles haïtiennes (1969), Quelques aspects sociaux de l’architecture et de l’urbanisme en Haïti (1970), La dynamique du développement régional dans le Nord (1971), Où va notre système d’éducation? (1971). Des ouvrages d’une actualité saisissante!
À la fois extrêmement intelligent et fort peu attirant, non par tempérament mais par nécessité historique, haut fonctionnaire sous Papa Doc, le professeur Hubert Deronceray a produit une œuvre fulgurante dont l’utilité discursive et les prospectives historiques défient tout hasard, toute temporalité mouvante. À ce titre, il s’apparente à une catégorie d’êtres exceptionnels, de plus en plus inexistants.
Aussi le tour de force de Hubert Deronceray consistait-t-il à toujours faire, avec ses étudiants comme dans ses recherches au Centre d’Investigation en Sciences Sociales (CHISS), adhérer l’ampleur des données factuelles à l’analyse des conceptions. Toute la jeunesse universitaire des années jean-claudiennes se bousculaient pour assister aux conférences et aux cours impeccables de ce brillant chercheur et professeur… Ah! la vie haïtienne d’alors… Curiosité. Brio. Chaleur. Aujourd’hui, le public enthousiaste a fait place à une agitation médiatique attristante…
Un vieux guerrier né à Petit-Goâve le 20 août 1932, mort sans sépulture… La politique n’est pas un fleuve tranquille quand on a 74 ans en 2007. La seconde présidence de René Préval allait inaugurer pour lui une retraite définitive. C’est le dernier métro. Un univers encombrant où se bousculent des songes inouis, des larmes d’angoisse, l’écume des déceptions.
Outre son expérience politique et diplomatique au sein de la présidence à vie de Jean-Claude Duvalier (ancien secrétaire d’État des Affaires Sociales et du Travail, 3 novembre 1978- 23 avril 1980, ambassadeur auprès de l’UNESCO), ses connaissances académiques de base ont décidé sans doute, plus que toute autre chose, de son entrée en politique active caractérisée, d’une part, par sa distance spectaculaire avec le régime macoute, et, d’autre part, par son inlassable combat pour le pouvoir tout au long de ces vingt dernières années de transitions incandescentes.
Quelle ténacité pour son âge avancé! Quelle fougue de jeune loup!… Là réside, à mon sens, la signification profonde de cette vie de combattant acharné et pourtant malchanceux: le professeur de sociologie à l’Université d’Etat d’Haïti (Sciences humaines et Droit, entre autres) passa d’une vision intellectuelle et programmatique de l’homme haïtien par l’appréhension des phénomènes de société à un engagement politique par la gestion d’un parti politique (MDN), le débat d’idées, les compétitions électorales, la promotion et la défense d’une droite nationale éclairée, dans des conjonctures toujours périlleuses, chaotiques, explosives.
Le 7 janvier 1991, il fut « déchouqué» sauvagement. Accusé de complot contre la sûreté de l’État en août 1996, il part en exil en 1998. Le tracé d’une vie humaine est «aussi complexe que l’image d’une galaxie», toute individualité télescope en elle cent vies, cent pistes de réflexions, cent caractères. La manière, incisive et intransigeante, enflammée même, qu’avait Hubert De Ronceray d’occuper le milieu fracassant de la scène transitionnelle n’appartenait qu’à lui. Quelle voix articulée fut la sienne!
Ardent défenseur du coup d’État de Raoul Cédras et ennemi juré de Jean-Bertrand Aristide, cet Haïtien inflexible et méthodique, ce «jeune homme ambitieux» comme l’appelait le chancelier Edner Brutus, ressemblait à un provincial enthousiaste qui venait conquérir Port-au-Prince autant qu’à un esprit dogmatique ou à un descendant de nos grands idéologues du XIXe siècle. Une grande compétence! L’image fertile de Hubert De Ronceray, du sociologue et du professeur, s’estompa au milieu des nouvelles générations qui voyaient de plus en plus petit, rongées par l’ignorance et la délinquance. Un intellectuel mal compris, méprisé par tous ceux qui brillent par leur crétinisme et leur arrivisme politique, haï certainement à cause de la profondeur de ses vues frémissantes, amples, patriotiques.
Qu’on juge de la hardiesse de sa stratégie décentralisatrice! Victime de ce fameux complot contre l’intelligence?… Que de malheurs et de déconvenues! Une tristesse abyssale, mais toujours une preuve éloquente aussi de courage ce statut d’homme de haute taille! Il y avait sans conteste avec lui un grave et insurmontable problème de communication et de «distanciation sociologique»: géant au milieu des flots prolétariens et tapageurs, il n’arrivait pas à les dompter avec son verbe irréductible de candidat? Dû en grande partie à son côté «aristocratique»? À sa haine de la médiocrité et de la démagogie populiste? À sa vision exigeante de la patrie?…
Depuis 1986, le pays a connu des mutations épouvantables: la perte des valeurs et des repères a été l’une de ces monstruosités qui expliquent tant de perversions d’ordre politique, institutionnel et moral, religieux et social. La jeunesse, face à la drogue, au banditisme, à la prostitution, à la corruption, au chômage et à la violence, est livrée à elle-même, par exemple. Que peut la sociologie face à tant de tempêtes, aux catastrophes naturelles? Homme d’État, homme d’action, homme de conviction, il était surtout le plus éminent et le plus fidèle chef de parti qu’ait produit la Transition. Le plus combattu par les antiduvaliéristes historiques. Le plus combattu aussi, même par les duvaliéro-jeanclaudistes qui ne lui ont jamais pardonné son « affranchissement» et son opposition face à Baby Doc.
Pris entre l’enclume et le marteau. Tiraillé. Un lourd fardeau pour l’époque. Membre du Front commun d’opposition formé à Port-au-Prince le 1er juillet 1985, il est arrêté le 5 décembre 1985. Opposant implacable, animé d’un courage de fer, irrésistible d’énergie, il symbolisait une certaine Haïti, faite de grandeur frénétique et de passion, fondée sur les principes du Droit et de l’Ordre, du Progrès collectif et du Mérite. De surcroît, en filigrane de son programme de gouvernement, se déchiffre une philosophie volontariste de l’État, de l’économie et de la solidarité sociale, de l’éducation et de la jeunesse, des relations internationales et de la société, du développement et de la décentralisation qui, par sa rigueur, s’apparente à un véritable « Plan Marshall»… Quelle vision constructiviste!
L’interrogation motrice de Hubert De Ronceray, semblable à celle, avant lui, d’Edmond Paul, de Louis Joseph Janvier, de François Denys Légitime, de Frédéric Marcelin, de Fernand Hibbert, au XIXe siècle, et de Jean Price-Mars, de Roger Gaillard, de René Piquion, de Madeleine D. Paillère, de Benoît Joachim, au XXe siècle, c’est: comment tous ces échecs ont-ils bien pu nous maudire? Pourquoi un tel gâchis en continu, en accéléré? Que peut la sociologie face à tant de tempêtes, de catastrophes? Y a-t-il encore des sociologues haïtiens de la trempe de Hubert Deronceray?
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, le 23 mars 2010.Pierre Raymond