Début avril, des informations filtraient sur la mauvaise gestion du Parc industriel de Caracol. De plus, son principal locataire, la multinationale sud-coréenne Sae-A annonçait que plutôt que d’étendre son activité, elle s’implanterait dans la République dominicaine voisine. C’est toute l’architecture et l’esprit de ce projet qui apparaissent dès lors sous une lumière crue.
Il devait être le « Symbole de la nouvelle Haïti ». Inauguré le 22 octobre 2012, en présence de figures politiques nationales (le président haïtien d’alors Michel Martelly et son Premier ministre, Laurent Lamothe, ainsi que l’ancien président, René Préval) et internationales (Bill et Hillary Clinton, le premier comme Envoyé spécial de l’ONU, la seconde en tant que Secrétaire d’État américaine), d’hommes d’affaires, des représentants de la Banque interaméricaine de développement (BID) et de la coopération nord-américaine (USAID), et même d’acteurs de Hollywood (Sean Penn, Ben Stiller), ne donnait-il pas de Haïti, deux ans après le séisme, une image de start-up nation ? En tous les cas, il marquait la convergence heureuse de l’humanitaire et du business, du local et du global, du politique et du show-biz.
Le Parc industriel de Caracol (PIC) devait ainsi faire de Haïti le « Taïwan des Caraïbes ». Implanté sur 252 hectares, dans le Nord du pays, bénéficiant de plus de 224 millions de dollars d’investissements, le PIC était censé constituer « un moteur pour le développement », inscrit « au cœur d’une véritable dynamique de technopole » [1] . Il devait, en cinq ans, créer 65.000 emplois [2] , et catalyser l’essor économique de la région, grâce notamment à la construction d’un port international, à la mise en place de la première zone franche agricole – à la tête de laquelle se trouvait l’actuel président, Jovenel Moïse –, et à l’édification d’un complexe hôtelier (avec terrain de golf) [3] .
Pas plus le site touristique que le port n’ont vu le jour, l’exportation de bananes par Agritrans sur la zone franche est à l’arrêt depuis des années, et seulement 13.000 emplois ont été créés à Caracol. Martelly, Lamothe et Moïse sont mis en cause dans le scandale PetroCaribe [4]. Enfin, début avril, le principal locataire du PIC, la multinationale sud-coréenne de textiles, Sae-A, annonçait qu’elle renonçait à l’extension de son usine sur place, hypothéquant ainsi la perspective de créer 7.000 autres emplois, et envisageait même de fermer son usine et de se délocaliser pour la République dominicaine.
On accuse la récente proposition de loi d’augmenter de 78% le salaire minimum des ouvriers (très majoritairement ouvrières en fait) du secteur de la sous-traitance, ainsi que, plus globalement, l’instabilité du pays, paralysé plusieurs jours en février par des manifestations massives, d’être à l’origine immédiate de la décision de Sae-A [5]. Outre qu’il fait écran à d’autres facteurs, ce raisonnement témoigne de l’ordre néocolonial. Ce sont (encore) les Haïtiens et Haïtiennes qui sont responsables : s’ils acceptaient leurs salaires de misère (4,2 € par jour), aggravés par l’inflation (17%) et la dévaluation (60%) de la monnaie locale (la gourde), et s’ils ne protestaient pas (bêtement) contre la corruption, la gabegie, la vie chère et le mépris de l’élite, le pays serait plus stable pour les affaires et plus attrayant pour les investisseurs.
Mais, même sans la contestation populaire, le PIC est miné par ses propres contradictions et impasses. Sae-A est le principal employeur du pays dans le secteur de la sous-traitance, qui emploie autour de 53.000 personnes [6] . Les vêtements qu’il produit sont exportés vers les États-Unis ; Haïti bénéficiant d’un régime économique préférentiel avec ce pays. D’ailleurs, plus de 83% de tout ce qu’Haïti exporte est constitué de textile à destination des États-Unis. Soit un marché particulièrement concentré et dépendant. D’autant plus dépendant que près de 70% de tout ce qu’Haïti consomme est importé. Or, la sous-traitance accroit toujours plus l’enclavement d’une économie, sans lien avec les circuits locaux, orientée vers le marché nord-américain, et qui tourne le dos aux besoins de la population .
À ce déséquilibre structurel et à l’abandon de la construction d’un nouveau port international, pourtant jugé indispensable pour faciliter l’exportation des produits du PIC, vient, en effet, s’ajouter une série de défaillances internes. Le PIC dépend, en effet, de la Société Nationale des Parcs Industriels (SONAPI), sous la tutelle du Ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI). Or, la gestion de celui-ci serait désastreuse, faute de moyens, de capacités, d’honnêteté et de volonté politique. La gestion des déchets, de l’eau et des transports poserait le plus de problèmes [8]. Sans compter le manque ou le mauvais état des infrastructures de communication (routes et ports) [9]. Si tout cela n’était pas suffisant, l’approvisionnement du PIC en électricité est déficient et coûteux [10]. Ces difficultés, ainsi que l’annonce de Sae-A qu’elle ne poursuivrait pas son expansion, ont poussé la BID à suspendre le dernier versement de 41 millions de dollars du projet approuvé en décembre 2015.
L’association du patronat (ADIH) ainsi que plusieurs multinationales asiatiques brandissent maintenant la menace de la délocalisation. Mais, comme on l’a montré, le « coût » salarial n’est qu’une des raisons – et pas la principale – de cette désaffection. Encore convient-il de le resituer dans la stratégie d’ensemble. SAe-A n’a fourni que deux tiers des emplois qu’elle promettait. Qui plus est, des emplois non qualifiés, précaires et mal payés, qui ne permettent aucun « décollage » ni à titre individuel ni au niveau de l’économie locale [11] . Surtout, l’emploi, au nom duquel est « vendu » ce type de projets, ne constitue jamais un objectif. Au contraire même, il représente la principale variable d’ajustement, le premier facteur à sacrifier.
Construit sur une zone agricole fertile, où la biodiversité est fragile, reproduisant le même modèle de développement des zones franches, présenté comme un exemple emblématique de la reconstruction du pays, le PIC a d’emblée posé problème et été contesté. Sept ans plus tard, est-ce déjà à son oraison funèbre à laquelle on assiste ? Mais, même si Sae-A ne délocalise pas complètement son activité, les annonces de ces dernières semaines démontrent la dépendance envers celle-ci. Et le piège que constitue la sous-traitance en réduisant Haïti au rôle de pourvoyeur de main d’œuvre en quantité et à bas prix, d’exportateur de matières premières, et d’importateur d’à peu près tout.
Désespérant ? Ce qui est désespérant c’est de reproduire les mêmes politiques, qui échouent depuis 40 ans, de miser sur les mêmes acteurs, et de confisquer doublement la liberté du peuple haïtien, en ne lui laissant le choix qu’entre néolibéralisme et humanitaire ; choix qui, de toute façon, se réduit au fur et à mesure que les deux s’allient et se confondent. Ce qui est désespérant c’est cette fausse fatalité, qui se nourrit des leçons non tirées et des promesses non tenues. Et c’est aussi pour cela, pour renverser cette désespérance que des dizaines de milliers de Haïtiens et Haïtiennes sont descendus dans les rues de Port-au-Prince ces derniers mois.
« La Banque interaméricaine de développement (BID) a approuvé un financement non remboursable de 65 millions de dollars américains pour contribuer au développement économique durable du Nord d’Haïti, en favorisant les conditions nécessaires à l’implantation et à l’expansion des entreprises dans le Parc industriel de Caracol (PIC), dans le Nord du pays, a annoncé un communiqué rendu public le 4 novembre 2021.
« Les fonds seront décaissés sur une période de cinq ans, à compter de 2022. Le financement correspond à l’étape la plus récente du Programme d’infrastructures productives en Haïti, qui est en place depuis 2012 », lit-on dans ce communiqué.
« La stratégie principale du programme est d’établir la base opérationnelle et d’infrastructure nécessaire pour que le PIC devienne un parc industriel prospère dans les Caraïbes, attirant les investissements et devenant autonome. Cette nouvelle opération portera l’investissement total de la BID dans le PIC à 263,5 millions de dollars US, conformément à l’engagement initial de financer les infrastructures nécessaires pour que le parc génère 20 000 emplois », selon ce communiqué.
« D’ici 2026, une fois les décaissements pour cette opération de la Banque terminés, le PIC sera le plus grand parc industriel d’Haïti autonome employant environ 22 000 travailleurs », a indiqué le communiqué de la BID qui a évoqué les objectifs fixés.