Écrire des lois, distribuer les professions de foi électorales, commander des masques, organiser les campagnes de vaccination… De plus en plus de missions de service public sont confiées à des cabinets de conseil, tel l’américain McKinsey. Le coût exorbitant de ce recours est pourtant exclu de la discussion démocratique, tout comme la perte de savoir-faire de la fonction publique qui en découle.
Bienvenue chez VFS Global, le partenaire officiel des autorités françaises à Alger », proclame le site d’un prestataire chargé de trier les dossiers de visas pour la France (1). Depuis dix ans, Paris lui confie le traitement des demandes qui lui sont adressées dans certains pays du monde, comme l’Algérie. Mais l’externalisation des fonctions régaliennes touche tous les pans de l’action publique, au point que peu y échappent, de la médiation culturelle à l’aide sociale à l’enfance. La situation a pris un tour singulier depuis une dizaine d’années : les pouvoirs publics lancent désormais des appels d’offres dits « d’assistance à maîtrise d’ouvrage » pour sélectionner des prestataires à même de les aider à… sélectionner ou gérer des prestataires.
La plupart des Français ont découvert que la mise sous pli et la distribution de la propagande électorale avaient été confiées à des prestataires privés lors des régionales de juin 2021 : de nombreux électeurs ont été privés des documents — brochures, bulletins, enveloppes de vote… — nécessaires au bon exercice de leur droit de vote. Certains ont également à l’esprit la décision de sous-traiter le remplacement du logiciel de paie des militaires Louvois, qui a coûté 283 millions d’euros au contribuable sans jamais fonctionner et a finalement été abandonné. Mais les exemples abondent, parfois tout aussi problématiques : l’externalisation d’une partie de la flotte d’hélicoptères de l’armée ; le recours aux voitures radar privées pour superviser le stationnement en ville ; la gestion des remplacements des enseignants du premier degré, confiée à la start-up Andjaro ; sans oublier certains consulats protégés par des sociétés de sécurité internationales, parfois sans la moindre présence de gendarmes.
Le recours à l’externalisation est souvent présenté comme une manière d’adapter les services publics aux besoins et contraintes du XXIe siècle, ainsi que l’affirment des institutions comme la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou, en France, le secrétariat général à la modernisation de l’action publique, puis de la transformation publique, qui y est même en partie consacré. Il s’inscrit en réalité dans une longue histoire de recours à des entreprises privées pour assurer l’exécution de certaines des missions de la puissance publique. Dès le XVIIe siècle, la monarchie confie la construction de canaux de navigation à des investisseurs privés, tout en gardant la haute main sur la propriété des réseaux de navigation intérieure, inaugurant ainsi le régime de ce qui deviendra des « concessions » de service public. La pratique se développe au XIXe siècle, notamment au niveau territorial, et certaines des plus grandes inventions techniques du siècle se répandent en France par ce biais : des chemins de fer (auprès d’un cartel de grandes compagnies) à l’éclairage public, en passant par le gaz ou l’alimentation en eau potable.
Une administration sous-dotée
En partie, les grandes nationalisations des années 1930 à 1950 contribuent à revenir sur cette pratique. De nouvelles entreprises voient le jour qui replacent la gestion et la commercialisation des réseaux d’électricité, de gaz ou encore de chemin de fer sous la tutelle directe de l’État. Un temps jugée inefficace, voire archaïque, la logique de l’externalisation n’avait pas dit son dernier mot. Elle redevient synonyme de modernité à partir des années 1970, aux États-Unis et au Royaume-Uni, avant de conquérir la France au tournant des années 1980 sous l’influence des théories dites du new public management (« nouvelle gestion publique »).
À partir de 1995, l’externalisation passe du statut d’outil à celui de boussole politique dans le projet, partagé par l’ensemble des gouvernements français successifs, de « réforme de l’État ». Dotée de toutes les vertus dans les discours publics, l’externalisation constitue une lame à double tranchant pour le pouvoir : d’un côté, elle offre une réponse court-termiste à la cure d’austérité qu’il impose aux administrations qui, ne pouvant plus recruter, se voient contraintes d’y recourir ; de l’autre, elle permet d’évider le service public de l’intérieur, tandis que les grandes privatisations lancées en 1986 puis à partir de 1997 (Air France, autoroutes…) complètent le tableau sur le flanc extérieur.
Un tournant s’opère avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), menée entre 2007 et 2012. Concrétisation d’une annonce de campagne de M. Nicolas Sarkozy qui promet le « non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux », la RGPP se traduit par une banale course aux économies, dans tous les domaines. Elle innove toutefois dans la mesure où sa mise en œuvre implique des cabinets de conseil internationaux, souvent d’origine nord-américaine, tels que McKinsey & Company ou le Boston Consulting Group (BCG), jusque-là habitués à intervenir dans des pays ne disposant pas d’une administration forte. D’abord accueillies avec réticence par les grands corps chargés de les encadrer, ces prestations jusqu’alors presque inédites en France à ce niveau de l’État se banalisent. Le marché du conseil en secteur public gonfle à mesure que les effets de la « réforme de l’État » sur le fonctionnement des administrations se font sentir. De la conception stratégique, comme la rédaction de l’exposé des motifs d’un projet de loi (2), jusqu’à des missions opérationnelles de réforme du permis de conduire, de changement du logiciel de paie des militaires, presque plus aucun interstice n’échappe aux cabinets de conseil face à une administration volontairement sous-dotée et donc souvent dépassée.
Phénomène ancien, l’externalisation reste entourée d’un flou conceptuel, en dépit de sa généralisation : comme si la banalité du phénomène s’accompagnait d’une prévention à l’analyser. Une grille de lecture purement juridique, portant sur la nature des contrats signés entre l’État et ses prestataires, éclaire peu la nature du dispositif : elle conduit à distinguer le recours à un cabinet de conseil de la sous-traitance de la gestion de l’eau par une commune, mais à le confondre avec un achat de stylos. Or, bien que relevant de deux modalités contractuelles distinctes — d’un côté un marché public (de fourniture de biens ou de services), de l’autre une délégation de service public —, les deux premiers exemples découlent d’une même logique politique : confier à un acteur privé la réalisation de tout ou partie de l’action publique.
En additionnant les comptes de l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux publics, le montant des externalisations s’élève en 2019 à 160 milliards d’euros, c’est-à-dire 7 % du produit intérieur brut (PIB) ou l’équivalent du quart du budget de l’État. Au total, environ les deux tiers proviennent des délégations de service public (3), des contrats passés avec des opérateurs privés qui réalisent un service public à la place de l’État, comme dans les transports urbains ou la gestion de l’eau ; le reste regroupe des prestations de service (conseil, gestion, nettoyage, etc.) (4). Un montant aussi considérable n’a pourtant jamais donné lieu à un débat public ou à une information aux parlementaires. Plus étrange encore : il ne fait l’objet d’aucun discours électoral.
Son ampleur pèse sur le fonctionnement des services publics ainsi que sur la capacité de la puissance publique à agir et à prendre des décisions de manière souveraine. La crise du Covid-19 a montré les faiblesses de bien des États européens et la dépendance qu’ils entretenaient vis-à-vis d’entreprises privées, le plus souvent étrangères. On a beaucoup parlé des difficultés de Paris pour s’approvisionner en masques, en respirateurs, en vaccins, mais cette dépendance concerne également la gestion des données personnelles ou les services informatiques utilisés par l’État, à l’image du projet de Health Data Hub, qui vise à rassembler toutes les données de santé des Français dans un même serveur géré par la société américaine Microsoft, et qui soulève d’évidents problèmes de confidentialité.
Mais les conséquences d’une externalisation aussi massive ne se réduisent pas à la somme de ses parties. De recul en détricotage, les mouvements de sous-traitance évident les missions des administrations, provoquent une disparition de savoir-faire et privent les agents publics du « sens » de leur mission — celui qui les avait dans bien des cas conduits à choisir de servir l’État. Car c’est probablement la première des difficultés de cette externalisation aujourd’hui endémique : le recours à des prestataires externes entraîne une perte de savoir-faire, et la puissance publique s’avère désormais incapable de mettre en œuvre nombre de ses politiques de façon autonome.
À ce titre, l’externalisation croissante dans les centres hospitaliers a montré ses effets en période de crise, où la nécessité de modifications organisationnelles rapides et d’ampleur s’est heurtée à la rigidité des contrats existants dans les domaines de la restauration, de la blanchisserie ou du bionettoyage. Lorsqu’il s’agit de fonctions de conception des politiques publiques ou régaliennes comme la santé, le contrôle ou la sécurité, l’externalisation aboutit à un recul de la souveraineté et de la capacité de pilotage du service public sur ses propres missions. Se pose ainsi désormais la question de savoir si le délégant conserve une compétence suffisante pour piloter le délégataire et concevoir le cahier des charges de la délégation.
Le champ du numérique offre un exemple frappant de l’absence d’une volonté publique de se doter de compétences solides en interne, et pour lequel le recours à l’externalisation ne constitue qu’un palliatif de très court terme (mettre en place rapidement des projets informatiques ou sites Internet) sans interroger la perte de capacité technique des administrations sur le long terme. Contrôler un marché informatique, par exemple, suppose un minimum de connaissances à la fois techniques et en matière de gestion de projet. S’en priver expose au risque de passer à côté des principaux enjeux de la question soulevée, et de promouvoir un service inadapté aux besoins des usagers et des citoyens.
Effet cliquet
Ainsi , tout un patrimoine immatériel des services publics, de « compétences métier », de savoir-faire d’organisation, voire parfois de réflexion stratégique, se trouve fragilisé. Le recours aux prestataires privés fonctionne comme un « cliquet » à la fois technique et budgétaire, qui interdit tout retour. Car en pratique, une fois des économies réalisées en externalisant un service, il devient quasiment impossible d’obtenir une rallonge budgétaire les années suivantes pour revenir en arrière. En outre, envisager une « réinternalisation » d’activités nécessite souvent la reconstruction entière de compétences ou de savoir-faire perdus pour la puissance publique. Ce qui s’avère d’autant plus délicat que l’externalisation est ancienne (dix, quinze, voire quarante ans pour certaines activités qui furent un jour internalisées). Le piège peut ainsi se refermer : tout marché public passé conduit à une réduction pérenne de la sphère publique ainsi que des moyens des administrations y ayant recours.
Finalement, la multiplication des intermédiaires réduit l’efficacité de l’action publique. Les agents éprouvent de plus en plus de difficulté à saisir le sens de leur travail. Les usagers et les citoyens se trouvent confrontés aux services clients externalisés de sous-traitants à l’étranger, sans possibilité d’en référer aux personnes décisionnaires et responsables de la fourniture du service dont ils ont besoin. Et les salariés des sociétés sous-traitantes subissent la précarité de conditions de travail dégradées, à l’image des femmes de ménage ou des agents de gardiennage. Soulevant une question : ne serait-il pas temps de renverser la logique de l’externalisation, avant que la perte de souveraineté de l’État la fasse passer du rang de choix stratégique à celui de nécessité ?
Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah & Arsène Ruhlmann
Respectivement fonctionnaires et consultant, membres du collectif Nos services publics.
(1) Le présent article est tiré d’une note publiée par le collectif Nos services publics.
(2) Cf. Anne Michel, « Quand l’État décide de sous-traiter la rédaction de “l’exposé des motifs” de la loi “mobilités” », Le Monde, 29 novembre 2018.
(3) La décision de prendre en compte les délégations de service public relève d’un choix méthodologique détaillé ici : « Montant des externalisations : un choix méthodologique ».
(4) « 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir » (PDF), Nos services publics, avril 2021.