Pantalons retroussés aux genoux, chaussures en main, des Haïtiens traversent la rivière Dajabon qui sépare leur pays de la République dominicaine : chaque jour, ils sont des centaines à franchir ainsi la frontière pour aller travailler et échapper aux formalités administratives souvent synonymes de pots-de-vin.
Commerçants, ouvriers agricoles ou dans la construction, employés de maison se rendent chaque matin chez le voisin insulaire plus riche et rentrent chez eux le soir, va-et-vient quotidien sur cette frontière poreuse de 380 km que le gouvernement dominicain veut désormais renforcer par un mur.
“D’ici à deux ans nous voulons mettre un terme aux graves problèmes d’immigration illégale, de trafic de drogue et de transit de véhicules volés que nous connaissons depuis des années”, a déclaré fin février le président dominicain Luis Abinader.
Quatre points de passage officiels séparent Haïti (11 millions d’habitants) et la République dominicaine (10,5 millions) occupant respectivement l’ouest et l’est de l’île d’Hispaniola. La plupart des Haïtiens n’ont pas de papiers d’identité et seule une minorité obtient un visa qui permet de voyager en bus entre les deux pays.
A Dajabon, dans le nord de l’île, à 225 km de Saint-Domingue, deux fois par semaine, une marée de petits commerçants haïtiens traverse aussi le pont frontalier lorsque les militaires ouvrent une énorme porte en fer surmontée de barbelés pour un marché bihebdomadaire dans une sorte de zone franche située avant la douane.
Dès 8h00, le lundi et le vendredi, les marchands s’engouffrent sur ce passage, chargés de sacs, boîtes, poussant des brouettes, pour vendre toutes sortes de choses, couches, produits de toilette et vêtements, souvent issus de donations caritatives.
Haïti est un des pays les plus pauvres du monde avec plus de 6 de ses 11 millions d’habitants vivant avec moins de 2,41 dollars par jour et plus de 40 % vivant dans une insécurité alimentaire chronique.
Chez le voisin, destination touristique prisée, où vivent quelque 500.000 Haïtiens, l’immigration illégale, point de friction récurrent entre les deux pays depuis des décennies, reste un thème central de la politique locale.
Le mur “c’est un projet qu’aucun gouvernement n’avait osé engager. Ce n’est pas un simple mur. Il comprend aussi des aspects technologiques avec de la reconnaissance faciale, les empreintes digitales et des cameras infrarouge”, affirme fièrement le directeur de l’immigration Enrique Garcia.
“Un mur d’entreprises !”
Mais à Dajabon, les avis sont partagés.
“La République dominicaine s’est remplie d’Haïtiens. Ils disent qu’ils vont construire un mur ! Que Dieu le permette !”, soutient Carlos Mateo, 43 ans.
“Cela ne va rien résoudre du tout, parce que les gens entrent de manière illégale en payant”, estime Jean Willer, Haïtien de 33 ans qui travaille dans une école en République dominicaine. Il regrette “le business” autour des contrôles. “Ceux qui n’ont pas de papiers sont maltraités. Je suis indigné par le traitement qu’on leur réserve”, souligne-t-il.
Les Haïtiens qui traversent la frontière restent, eux, discrets et refusent pour la plupart de parler avec la presse par peur des ennuis.
Selon des habitants, les militaires encaissent 1.000 pesos (18 dollars) par personne qui entre frauduleusement. “On pourrait construire un mur de la taille de la muraille de Chine, ça ne sert à rien si on laisse les gens qui payent entrer”, estime quant à lui Ivan Reina, un Dominicain de 30 ans.
“Un mur d’accord mais alors un mur d’entreprises, d’industries !”, s’enflamme Santiago Riveron, le maire de Dajabon (60.000 habitants). “Quand quelqu’un a un travail, il ne pense pas à émigrer. Si les Haïtiens se sentent bien, nous aussi nous nous sentirons bien”.
“Ce mur va coûter des millions”, s’insurge Maria Altagracia Perez, Dominicaine de 63 ans. “Et, ici, on a arrêté la construction d’un hôpital. Les gens meurent parce qu’il n’y pas de médecin”.
En attendant, à 17h, commerçants et travailleurs transfrontaliers accourent pour ne pas rater la fermeture du pont. Une fois fermée, la porte ne s’ouvrira que trois ou quatre jours plus tard.