Selon une étude de l’ONU publiée en mars 2019, la participation des femmes aux prises de décisions politiques continue d’augmenter à travers le monde mais très lentement. « La carte, qui établit le classement mondial des femmes dans les organes exécutifs et au Parlement au 1er janvier 2019, montre que la part de femmes ministres n’a jamais été aussi élevée puisqu’elle atteint 20,7 % (812 femmes sur 3 922 ministres) », indique le rapport onusien.
« Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, mais cette croissance est encourageante, s’est félicitée Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice exécutive d’ONU Femmes. Lorsque davantage de femmes participent à la vie politique, les décisions sont plus inclusives et la perception qu’a le public de ce à quoi ressemble un dirigeant peut changer. »
Présentation de notre série « Thomas Sankara, l’immortel »
Lorsqu’en 1983, en Haute-Volta, Thomas Sankara nomme trois femmes sur vingt-deux ministres dans son gouvernement (soit 13,6 %), dont une au ministère du budget, il apparaît comme un président pour le moins audacieux. Par cette décision, le révolutionnaire anti-impérialiste, qui va diriger le pays de 1983 jusqu’à son assassinat en 1987, va devenir un précurseur en Afrique et même au-delà. « Thomas, avec le pragmatisme qu’on lui connaît, était convaincu qu’il était impossible de faire une révolution sans l’apport des femmes, explique Germaine Pitroipa, nommée haut-commissaire (équivalent de préfète) dans une province burkinabée en 1983. Selon lui, il était inconcevable de réussir une révolution populaire en se privant de la moitié de l’humanité. »
Dans son discours d’orientation politique, le 2 octobre 1983, le nouveau chef de l’Etat, qui va baptiser son pays Burkina Faso (littéralement « pays des hommes intègres »), va d’abord miser sur la fibre anticolonialiste de ses concitoyens pour justifier la présence de femmes à ses côtés. « Le poids des traditions séculaires de notre société voue la femme au rang de bête de somme. Tous les fléaux de la société coloniale, la femme les subit doublement : premièrement, elle connaît les mêmes souffrances que l’homme ; deuxièmement, elle subit de la part de l’homme d’autres souffrances. »
Son discours prend ensuite une tournure résolument féministe : « La vraie émancipation, c’est celle qui responsabilise la femme, qui l’associe aux activités productives, aux différents combats auxquels est confronté le peuple. La vraie émancipation de la femme, c’est celle qui force le respect et la considération de l’homme. » Mais le chemin est parfois long.
Lorsqu’il prend la décision de féminiser la vie sociale et politique, Thomas Sankara, qui a six sœurs, est vivement critiqué. Sa volonté d’émanciper les femmes lui serait venue dans ses premières années, lorsqu’il aurait assisté au tabassage d’une épouse par son mari dans une caserne de l’armée. N’ayant pu intervenir à cause de son jeune âge, il aurait nourri de profonds regrets et un sentiment d’injustice. A sa manière, franche et directe, le capitaine au béret rouge va donc bouleverser les traditions et révolutionner les mentalités.
« Les gens ne voulaient pas être dirigés par des femmes, se souvient Germaine Pitroipa. Ils disaient qu’elles devaient rester au foyer ou derrière les fourneaux. Avec Sankara, il y a eu près d’un tiers de femmes nommées à des postes de préfète, alors qu’il n’y en avait pas avant. Il disait que, grâce à notre méthode et notre intelligence, nous allions faire taire les critiques. »
L’émancipation des femmes burkinabées ne se limite pas aux nominations dans les ministères, les préfectures ou au sein des Comités de défense de la révolution (CDR). Thomas Sankara instaure, une fois par mois environ, une « journée des hommes au marché », dont l’objectif est de libérer les femmes de leurs tâches ménagères, mais aussi d’envoyer leurs maris faire les courses afin qu’ils connaissent le prix et la valeur des aliments. « La révolution et la libération des femmes vont de pair, lance t-il dans un discours le 8 mars 1987. Et ce n’est pas un acte de charité ou un élan d’humanisme que de parler de l’émancipation des femmes. C’est une nécessité fondamentale pour le triomphe de la révolution. Les femmes portent sur elles l’autre moitié du ciel. »
Thomas Sankara met fin à la dot et au lévirat, qu’il considère comme une marchandisation du corps féminin. Progressivement, il met aussi un terme aux mariages forcés en imposant un âge légal ainsi qu’à la prostitution qui est, selon lui, « la quintessence d’une société où l’exploitation est érigée en règle et le symbole du mépris que l’homme a de la femme. » Le président institue enfin le salaire vital, un prélèvement automatique (environ 0,5 %) sur le salaire des fonctionnaires pour rétribuer le travail quotidien de leur épouse et faire en sorte qu’elle puisse subvenir aux besoins de la famille. Cette dernière mesure sera toutefois très peu appliquée tant elle va rencontrer d’opposition.
« Il a également tout fait pour que les femmes s’organisent dans les secteurs socio-économiques, se souvient Germaine Pitroipa. En lançant le slogan “Consommons burkinabé et produisons ce que nous consommons”, il ciblait prioritairement les femmes qui s’étaient associées en groupements d’intérêts économiques dans des secteurs aussi variés que le tissage ou la fabrique de savon. Avec l’Union des femmes burkinabées, nous devions prendre part à la construction économique du pays. »
Thomas Sankara, qui lance des campagnes d’alphabétisation réservées aux femmes, s’érige aussi contre les mutilations génitales féminines (interdiction de l’excision) et la polygamie qu’il réglemente. Avec ses « vaccinations commandos » – 2,5 millions d’enfants ont été vaccinés en quelques semaines contre la rougeole, la méningite et la fièvre jaune –, il protège les enfants et soulage aussi leurs mères.
Thomas Sankara était très proche de la sienne. « Dans la maison familiale de Paspanga, un quartier de Ouagadougou, il aimait écouter les chants grégoriens de notre maman et l’accompagner à la guitare, se souvient Valentin Sankara, frère cadet de Thomas. Même lorsqu’il était président, il venait passer quelques moments de complicité avec elle. »
En 1986, dans le dernier gouvernement de Thomas Sankara, cinq femmes sur vingt-cinq ministres (20 %) ont été nommées, soit la moyenne que l’on retrouve dans le monde aujourd’hui. En 2019, neuf pays seulement comptent au moins 50 % de femmes dans leur gouvernement. Derrière l’Espagne (64,7 %), le Nicaragua (55,6 %) et la Suède (54,4 %), on retrouve à la septième place le Rwanda (51,4 %) devant le Canada et la France (50 %). « Dans les milieux universitaires, l’émancipation des femmes au Burkina Faso a régressé après la mort de Sankara, déplore Francis Simonis, maître de conférences « Histoire de l’Afrique » à l’université d’Aix-Marseille et professeur de lycée à Bobo-Dioulasso pendant l’époque sankariste. Les étudiantes d’aujourd’hui sont moins libérées que ne l’étaient leurs mamans. »