Pour comprendre ce qu’est le néo-colonialisme, il est nécessaire de dire quelques mots du colonialisme. Le mot “colonialisme” perçu comme la forme péjorative donnée à la colonisation renvoie à l’impérialisme exercé par les grandes puissances sur les pays de la périphérie. En accord avec l’analyse de Marc Ferro 11 et de Hannah Arendt 12 , il paraît pertinent de mettre le colonialisme au rang des totalitarismes. Tout d’abord parce que le colonialisme a été une idéologie où le pouvoir s’exprimait par une violence à l’égard de catégories de la population considérées comme inférieures 13 . Le terme de colonialisme est une dénonciation des actes faits au nom d’une action civilisatrice qui s’est, en fin de compte, exprimée par le travail forcé et l’anéantissement des civilisations indigènes. Pour Aimé Césaire, le terme colonialisme est la traduction de la dénonciation de l’hypocrisie européenne qui légitime son impérialisme par des volontés évangélisatrices, philanthropiques, éducatives, civilisatrices. Sous la plume de Césaire, la colonisation est accusée sur ses fondements et l’homme blanc est renvoyé à son inhumanité :
“la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé; […] l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend; […] le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.”
Le colonialisme débute réellement avec l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles, qui sont les premiers territoires annexés dans le but d’enrichir la métropole. Ce phénomène va ensuite s’étendre plus largement à toutes les zones découvertes par les grandes puissances européennes et constituer un enjeu de pouvoir entre ces pays. Les colonies sont en effet signe de richesse, par les ressources qu’elles confèrent, mais aussi par le contrôle des mers qu’elles procurent. Le colonialisme sous-entend également le postulat de l’infériorité de la race noire qui en est à la fois à l’origine et qui en est aussi une des illustrations. En effet, c’est parce que les nations européennes considèrent alors les peuples noirs (et indiens) comme inférieurs qu’elles se sentent investies d’une mission civilisatrice 15 qui les conduit à coloniser ces territoires. C’est aussi parce qu’elles posent ce postulat qu’elles mettent en place la traite négrière et l’esclavage. Cette idéologie raciste va se traduire par la structure sociale hiérarchique mise en place dans ces pays et notamment par le Code Noir 16 . La dénonciation du colonialisme a eu diverses origines : certains mouvements d’église qui voyaient dans cette forme de domination de l’être humain, un principe contraire aux Evangiles, les philosophes du siècle des Lumières qui militaient pour l’égalité entre les hommes, les communistes pour qui le colonialisme est le “stade suprême du capitalisme” 17 . Bien que divers dans ses motivations et ses composantes, l’anticolonialisme n’en a pas moins joué un rôle important de sensibilisation des masses populaires européennes et d’amélioration des conditions de vie des peuples dominés.
L’instrument du néo-colonialisme n’est pas la présence du colon, et de la force militaire, mais l’utilisation de l’arme économique qui, dans un pays sous-développé, est le principal enjeu, et l’instrumentalisation du droit qui permet aux grandes puissances de légitimer leur action aux yeux de la communauté internationale et de leur peuple. Ce concept est explicité par l’expression de Marc Ferro d’un “colonialisme sans colons”, c’est-à-dire qu’il constitue une domination étrangère qui ne s’affirme pas comme telle. C’est en cela qu’on ne peut parler de colonialisme car à l’ère coloniale, les puissances revendiquaient cette domination. Mais, dans le contexte actuel, après les luttes en vue de la décolonisation, l’hégémonie s’impose de façon plus cachée, et les peuples soumis à ce néo-colonialisme ne peuvent se révolter ni contre leurs dirigeants qui ne sont pas directement responsables de cette situation, ni contre leur oppresseur qui n’est pas présent sur le territoire national. Aussi la réponse des peuples à ce néo-colonialisme se traduit-elle le plus souvent par un anti-américanisme ou une francophobie primaire 18 , dont l’expression violente ou dénuée d’arguments va à l’encontre des intérêts recherchés.
L’analyse des différents documents historiques, sociologiques, juridiques, économiques et la confrontation de ces éléments avec ceux apportés par l’expérience de la rencontre de paysans haïtiens pendant un mois, nous amène à nous interroger sur le degré de souveraineté d’Haïti. En effet, comme nous l’avons développé plus haut, la première république noire est aujourd’hui confrontée à des influences de type néo-colonial tant au niveau de la structure de sa société que de la part de puissances étrangères. Si ces influences n’expliquent pas intégralement la situation politique et sociale chaotique que connaît Haïti, elles permettent d’envisager une action plus pertinente à l’égard du pays le plus pauvre de l’hémisphère Nord.
Il est clair que, malgré le principe international de la souveraineté des Etats, Haïti ne parvient pas à s’affirmer comme une nation moderne, libérée de l’hégémonie coloniale des grands Etats et de la religion. Nous démontrerons tout d’abord qu’Haïti reproduit aujourd’hui encore une hiérarchie sociale coloniale basée sur l’inégalité entre les différents groupes ethniques et entre le centre et la périphérie . Dans un deuxième temps, le poids des influences externes sur la vie politique, sociale et économique haïtienne, le rôle des grandes puissances étatiques en Haïti, ainsi que l’emprise des nouveaux centres de pouvoir sur cet état .
Les Haitïens intelligentes et les Haïtiens intelligents doivent enfin comprendre que les occidentaux ne voudront jamais les voir vivre en Liberté, en Dignité et en Prospérité tant sur le plan économique que politique et sociale, puisque ceux-ci sont bien conscients de leur propre dépendance multiforme et séculaire vis-à-vis des Pays Haïtiens d’où ils absorbent servilement et avec voracité depuis des siècles toutes les ressources naturelles, énergétiques et humaines dont leur économie a crucialement besoin, et où ils déversent pêle-mêle leurs produits finis et leurs services sur les consommateurs .
Frère FRANCKLIN, Edouard DE PAZZIS, Paysan de Dieu, la longue route du peuple haïtien,
Jean-Robert CADET, Restavec, enfant esclave en Haïti, Paris, Seuil, 2002, 268 pages Rémy BASTIEN, Le paysan haïtien et sa famille, Paris, Kathala-ACCT, 1985, 217 pages Jean METELLUS, Haïti, une nation pathétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, 289
Laennec HURBON, Comprendre Haïti : essai sur l’état, la nation, la culture, Paris, Kathala, 1987
Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991 (première édition 1961), 376 pages
Aimé CESAIRE, Discours sur le colonialisme, Paris,Présence Africaine, 1955, 59 pages
Françoise VERGÈS, Abolir l’esclavage : une utopie coloniale Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Bibliothèque Albin Michel Idées, 2001, 211 pages
Marc FERRO (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003, 786 pages