Un processus de recolonisation économique, politique et culturelle suit son cours à Haïti : reconquête triangulaire où sont impliqués principalement des groupes nord-américains, canadiens et français. Haïti est devenue un laboratoire où se livrent à des expériences extrêmement rentables les intérêts déjà citée, mais aussi des pays comme la République fédérale d’Allemagne, Israël, et même Taiwan.
Ces groupes économiques et financiers se disputent librement les terres, les plages, les mines de bauxite et de cuivre, le commerce, le tourisme bientôt le pétrole, et la conscience même du peuple haïtien, car la pénétration économique se double toujours d’une domination culturelle. Celle-ci met en avant la notion de francophonie qui recouvre une entreprise typiquement coloniale.
Avec le président Jean-Claude Duvalier, il n’y a pas eu déblocage de la situation que François Duvalier avait créée dans notre moitié d’île dès la fin de 1957. Dans l’état lamentable où Haïti a été réduite, il n’y a pas d’ouverture démocratique possible sans une refonte radicale des structures sociales du pays.
Certes, pour alimenter le mythe de la « libéralisation », des prisonniers politiques ont été libérés, une centaine environ à la fin de 1976. Mais les prisons n’ont pas désempli pour autant. La répression est seulement devenue moins voyante qu’au temps du vieux tyran Duvalier. Les sociétés multinationales elles-mêmes, jouant à fond le jeu de la pseudo-libéralisation, ont demandé aux autorités d’utiliser des méthodes moins cruellement « folkloriques » en adaptant la répression à l’âge moderne. La C.I.A., pour sa part, a aidé les héritiers tontons-macoutes de « Papa Doc » à perfectionner leur système de terreur. On ne frappe plus les yeux fermés.
Le paradis fiscal des multinationales
La paupérisation a atteint depuis longtemps sa côte d’alerte. « Développement du sous-développement » : les chiffres dénoncent un état de régression socio-économique. L’oligarchie traditionnelle, loin de s’alarmer de cette situation, loin de céder du terrain aux revendications les plus élémentaires du peuple haïtien, s’entête à pratiquer une politique économique ultra-complaisante à l’égard des créditeurs et des investisseurs étrangers. Les trois forces de répression – les « tontons macoutes », les « léopards », l’armée – ont été consolidées pour garantir un climat de stabilité et d’ordre aux entreprises qui pillent les ressources du pays. Haïti est sans doute, dans le monde actuel, le principal paradis fiscal des sociétés multinationales. Elles bénéficient d’une totale franchise douanière et d’une non moins complète exemption fiscale tant sur la valeur des marchandises que sur les salaires payés. Un système d’industries d’assemblage mobilise une main-d’œuvre exceptionnellement bon marché, taillable et corvéable à merci, sans aucune protection syndicale. Les équipements, les machines, les matières premières proviennent de l’étranger, tandis que sont établis des centaines d’ateliers de finition où sont assemblés une gamme infinie de produits, depuis les sous-vêtements féminins jusqu’à des cassettes de magnétophone ou des composants électroniques. Ces assemblages sont faits à la main par des travailleurs des deux sexes – et souvent par des enfants – payés à un salaire de famine, de un à deux dollars au maximum, pour une journée de plus de neuf heures de travail. Aucune de ces marchandises n’est destinée au marché local. Les matières premières proviennent de l’extérieur, et les produits finis ne sont pas consommés sur place. Il va sans dire que les profits sont également réexportés. Un exemple : Haïti est le premier producteur mondial de balles de base-ball (loin devant le Japon et la Jamaïque), alors que ce sport est inconnu des Haïtiens. On apporte au pays des déchets de cuir, de peaux, des pièces de tissus pour la confection de sacs à mains et autres objets, de style « patchwork », qui regagnent ensuite les lieux d’origine des matières premières. Ces industries d’assemblage sont profitables à une poignée d’affairistes haïtiens de l’oligarchie et de la petite bourgeoisie qui se livrent à des spéculations sur les terrains, sur les immeubles ou qui ouvrent des « cabinets d’experts juridiques et financière » au service des sociétés étrangères.
Parallèlement à ce pseudo-démarrage économique, on voit depuis quelque temps prospérer les industries du plaisir, les casinos, les jeux, la prostitution (féminine et masculine) qui, avec la drogue, sont en train de transformer Haïti en un lupanar international – comme c’était le cas de Cuba – avant la révolution où les mafias en tous genres trouvent leur champ d’expansion. On cite les cas d’adolescentes de treize à quatorze ans qui, pour pouvoir continuer leurs études, se livrent une partie de la journée à la prostitution et le reste du temps se consacrent à leurs devoirs scolaires.
La fiche signalétique du pays indique la situation catastrophique d’une colonie au plus bas de sa crise de sous-développement :
— Revenu annuel par habitant : moins de 100 dollars ;
— Analphabétisme : 89 % de la population (cinq millions d’habitants) ;
— Consommation annuelle d’énergie : 0,03 tonne de charbon par habitant ;
— Consommation de ciment : 19 kg par habitant ;
— Consommation journalière de papier : 0,01 kg ;
— Population agricole active : 83 % ;
— Taux de scolarisation effective : enseignement primaire : 24 % ; enseignement secondaire : 1,7 % ;
_ Médecins : un pour quinze mille habitants ;
— Espérance de vie : trente-deux ans.
En ce qui concerne la mortalité infantile : pour mille petits Haïtiens qui naissent, cent soixante-dix meurent. Sur les huit cents médecins que l’on avait réussi à former à Haïti depuis la création de la faculté de médecine en 1924, près de trois cents ont dû quitter leur patrie, la plupart d’entre eux émigrant aux Etats-Unis et surtout au Canada. On estime qu’il y aura bientôt beaucoup plus de médecins haïtiens à Montréal qu’à Haïti même. Dans les conditions infra-humaines où elle vit, Haïti est, toutes proportions gardées, le premier exportateur mondial de matière grise. L’émigration est évaluée à plus de six cent mille personnes. Elle touche deux catégories de citoyens. Des milliers de travailleurs émigrent en République Dominicaine, dans l’autre moitié de l’île, où ils sont traités comme des esclaves ; il s’agit d’une traite verte, c’est-à-dire de coupeurs de cannes, qui partent aussi pour les îles voisines de l’archipel des Bahamas. L’autre courant emporte des professionnels, instituteurs, médecins, ingénieurs, architectes, avocats, hommes de lettres, artistes, qui s’établissent aux Etats-Unis, au Canada, dans des pays africains et, en petit nombre, en Europe. Cette fuite de cerveaux affaiblit énormément la capacité de développement du pays. Haïti se trouve maintenant parmi les vingt-cinq pays les plus arriérés de la terre, et le dernier dans la file des nations les plus sous-développées de l’hémisphère occidental.
Dans de telles circonstances, on n’a pas besoin d’être prophète pour prévoir la violence qui tôt ou tard est appelée à éclater. Tous les horizons politiques sont bouchés.
L’impression de résignation, de sommeil-à-vie, qu’emportent les voyageurs ne doit pas créer d’illusion. Haïti a vécu dans la rébellion tout au long du XIXe siècle. En 1918, avec l’insurrection de Charlemagne Péralte et Benoît Batraville, dans les montagnes, la paysannerie mena une lutte armée pendant deux ans. Dix ans après, il y eut un magnifique réveil nationaliste. Plus tard, en 1946, les hommes de ma génération tentèrent de structurer un mouvement populaire de contestation. La génération suivante fit aussi un effort passionné pour essayer d’articuler les revendications du peuple haïtien en une action concertée des paysans, des ouvriers et des autres couches patriotiques du pays. Cet élan fut brutalement brisé, au cours de l’année 1969, par la plus haute vague de répression déclenchée par le « duvaliérisme », secondé par les « experts » de la C.I.A. Mais tous ces échecs instruisent autant que les victoires. Le phénomène même de la recolonisation, en développant le prolétariat dans Port-au-Prince, fera de cette capitale une redoutable poudrière.
René Depestre
Ecrivain haïtien né en 1926, auteur, entre autres, de Comment appeler ma solitude, Stock, Paris, 1999.