Dans le cadre du litige actuel, par devant les instances judiciaires et qui défraie actuellement la chronique, opposant l’État haïtien à la Société Générale d’Énergie S.A. (SOCENER), l’une des compagnies qui fournit de l’électricité à l’État haïtien, nous aimerions partager avec les lecteurs du Nouvelliste en particulier et l’opinion publique en général quelques commentaires et réflexions succincts que nous inspire cette saga politicojudicaire qui semble passionner plus d’un. Nous ne nous sommes pas trop intéressé cependant à entrer dans le fond du sujet, à savoir, de l’État ou de la SOGENER, lequel des deux protagonistes à tort ou à raison dans cette affaire. Nous nous contentons de circonscrire l’objet de nos propos uniquement à l’instance en Habeas Corpus par-devant le doyen du tribunal de première instance de Port-au-Prince. Par une décision avant dire droit, le magistrat en chef de ladite juridiction a ordonné un sursis, avant de trancher sur cette affaire, en attendant la décision de la Cour de cassation de la République sur une demande des avocats de l’État de récusation en masse de tous les juges de première instance sur cette affaire.
Le législateur a attribué à chacun des principaux acteurs de la chaîne pénale des attributions et prérogatives précises. Pour la protection des citoyens, le droit pénal étant d’interprétation stricte, il n’est permis à aucun d’entre eux de s’attribuer des pouvoirs non prévus par la législation.
Grâce à l’énorme publicité autour de cette affaire, le simple profane sait aujourd’hui que, dans le cadre de la procédure pénale, les mandats, qu’ils soient de comparution, d’amener, d’arrêt ou de dépôt, sont l’apanage exclusif du juge d’instruction, chargé de l’enquête judiciaire en vue de révéler les faits tels qu’ils se sont produits pour aboutir ou non à l’éventualité d’un procès en bonne et due forme des éventuels inculpés.
Exceptionnellement, cependant, il est permis au commissaire du gouvernement, le ministère public, responsable de l’action publique et maître de la poursuite, d’émettre des mandats d’amener en cas de flagrant délit.
Rappelons brièvement les faits à l’origine de ce procès en habeas corpus par-devant le doyen. L’État, lié avec la SOGENER par un contrat de fourniture d’énergie électrique à l’EDH, a requis de ses avocats, en attendant l’issue du procès au civil, que ces derniers portent plainte au parquet près du tribunal de première instance de Port-au-Prince, à l’encontre des principaux dirigeants de la SOGENER, pour faux et usage de faux en écriture privée, surfacturation, enrichissement illicite, association de malfaiteurs et abus de confiance au préjudice de l’État haïtien.
Le commissaire du gouvernement, ayant invité les dirigeants de l’entreprise, pour sans doute les écouter dans leurs défenses contre les faits qui leur sont reprochés, avant de déterminer les suites de droit à donner à cette affaire, s’est heurté au refus desdits dirigeants de se présenter au parquet.. Par suite donc de ce refus de se présenter au parquet, le commissaire décida donc d’émettre des mandats d’amener à leur encontre pour les forcer à obtempérer.Un mandat d’amener est un ordre écrit adressé par un magistrat de justice à la police judiciaire dans le but de procéder à l’arrestation de ceux visés par lesdits mandats et les mettre à la disposition de la justice.
Les avocats de la SOGENER, en réplique à l’émission desdits mandats à l’encontre de leurs clients, ont présenté un recours en habeas corpus au doyen du tribunal de première instance de Port-au-Prince, pour solliciter du magistrat en chef, en vertu des articles 24-2 et 26-1 de la Constitution de la République, qu’il se prononce sur la légalité desdits mandats d’amener émis à leur encontre. En effet, l’article 24-2 de la Constitution dispose que :
« L’arrestation et la détention, sauf en cas de flagrant délit, n’auront lieu que sur un mandat écrit d’un fonctionnaire légalement compétent. »
L’article 26-1 surenchérit en ces termes :
« …….
En cas de délit ou de crime, le prévenu peut, sans permission préalable et sur simple mémoire, se pourvoir par-devant le doyen du tribunal de première instance du ressort qui, sur les conclusions du ministère public, statue à l’extraordinaire, audience tenante, sans remise ni tour de rôle, toutes affaires cessantes sur la légalité de l’arrestation et de la détention. »
« Si l’arrestation est jugée illégale, le juge ordonne la libération immédiate du détenu et cette décision est exécutoire sur minute nonobstant appel, pourvoi en cassation ou défense d’exécuter. »
Ce qui est intéressant dans l’histoire, c’est que les avocats de l’État haïtien sont intervenus, sans doute, volontairement dans l’instance en habeas corpus opposant les dirigeants de la SOGENER, objets et cibles des mandats d’amener, et le commissaire, émetteur desdits mandats. Ils en ont profité pour présenter une récusation en masse de tous les juges du tribunal de première instance de Port-au-Prince, de ce fait, niant au doyen lui-même le droit de se prononcer sur la légalité desdits mandats, ce jusqu’à ce que la Cour de cassation de la République se soit prononcée sur la légitimité de ladite récusation.
À remarquer premièrement que, nulle part dans le texte constitutionnel prescrivant l’action en habeas corpus, il n’est prévu l’intervention dans ladite instance d’autres personnes physiques ou morales, que les prévenus éventuels et le commissaire du gouvernement. L’État (la DGI, l’EDH et autres instances étatiques en procès avec la SOGENER) n’a pas qualité pour intervenir dans l’instance en habeas corpus devant le doyen. Il s’agit d’une disposition constitutionnelle exceptionnelle concernant la liberté des citoyens.Et seulement le commissaire du gouvernement, responsable de l’action publique, et les citoyens faisant l’objet d’une arrestation ou sous la menace réelle d’un mandat de comparution ou d’amener qu’ils jugent arbitraire et illégal, ont le droit, en principe, d’intervenir dans ces débats.
Ensuite, il serait décidemment trop facile, pour mettre en échec les dispositions constitutionnelles en matière de liberté individuelle, de simplement récuser tous les juges d’un tribunal pour empêcher au doyen et autres éventuels magistrats disponibles de se prononcer sur la légalité d’une arrestation ou d’un mandat.
Et entre-temps les victimes moisiraient donc en prison, s’ils avaient déjà été arrêtés, ou vivraient constamment sous la menace d’être appréhendés par la police et écroués dans la maison d’arret, durant des semaines, voire des mois, le temps que la haute cour se prononce sur ladite récusation. Il s’agit là d’une vaste plaisanterie perpétrée par lesdits avocats de l’État, et cautionnée par le juge dont le citoyen paie doublement les frais, avec sa liberté individuelle hypothéquée et en tant que contribuable qui paie indirectement à travers l’État, les honoraires desdits avocats. Une procédure qui offense donc grandement la morale et l’intelligence citoyennes.
Si, en principe, la récusation d’un juge, voire la récusation en masse de tous les juges d’un tribunal, un acte extrêmement grave, en cas de besoin légitime, est effectivement prévue par le Code de procédure civile, dans le cadre d’une procédure normale, ce n’est pas pour rien cependant que le législateur constituant a pris le soin d’ édicter et placer, l’intervention en habeas corpus, au sommet de la hiérarchie des normes, dans la Constitution, pour signaler à tout un chacun, s’il en était besoin, qu’il s’agit d’une disposition exceptionnelle, au-dessus et hors de portée des lois ordinaires. En matière d’habeas corpus, le doyen, le plus expérimenté et celui qui possède le plus d’autorité parmi les juges, pour décider est donc directement saisi par la partie demanderesse. Dans une affaire aussi importante et pressante,il ne saurait aucunement attendre la décision de la haute cour, devant intervenir, dans le meilleur des cas, après plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
Le doyen aurait dû donc,en vertu de ses prérogatives constitutionnelles spéciales en la matière, passer outre à cette intervention judiciairement inopportune de la part des avocats de l’État et décider entre les deux seules parties concernées dans ce procès à l’extraordinaire, sans remise ni tour de rôle, comme le prévoit d’ailleurs la Constitution.
RÉFLEXIONS ET CONCLUSION
Il n’y a pas longtemps, la presse internationale a rapporté, de source bien informée, les propos peu élogieux, sans doute teintés de racisme,d’un dirigeant d’une grande puissance mondiale à l’égard d’Haïti, au cours d’une réunion privée tenue avec certains de ses proches collaborateurs. Beaucoup d’Haïtiens, avec raison, s’étaient mis en colère en constatant de visu le peu de respect dans lequel ledit dirigeant tenait notre pays. Certes, il ne dépend pas de nous d’interdire à quiconque de penser ou d’opiner la façon qui lui plaira à propos de notre pays, mais il est certainement en notre pouvoir de travailler d’arrache-pied à changer et améliorer la situation sur le terrain,de sorte que des propos aussi désobligeants et méprisants ne rencontrent que le vide et viennent retomber sur le nez de ceux qui oseront les proférer. Le prix à payer, évidemment, est que la grande majorité d’entre nous, du citoyen le plus humble aux plus hautes autorités étatiques, économiques, morales, dans le secteur public ou privé, accepte avec courage et détermination d’assumer nos responsabilités citoyennes aussi lourdes et dans quelque domaine qu’elles puissent être. C’est à ce prix seulement, disons-nous, qu’Haïti redeviendra un jour la perle des Antilles, sauf que cette perle sera cette fois-ci la perle qui ne brillera plus au bénéfice exclusif du Blanc ou de l’étranger, mais sera le patrimoine collectif imprescriptible de chaque citoyen sur le sol national ou en dehors du pays.
Le doyen,en souscrivant à la requête illégitime des avocats de l’État, dans cette affaire,ne s’est malheureusement pas hissé à la dimension de la tâche qui lui a été spécialement confiée par le législateur constituant pour être le seul garant de la légalité des mandats et des arrestations à la requête du commissaire du gouvernement. En ordonnant le sursis sur une question aussi importante et de sa compétence exclusive, il a donc laissé tomber le citoyen et opté indirectement pour l’arbitraire et l’abus de pouvoir. La liberté citoyenne est donc suspendue dans les airs par cette ordonnance problématique de sursis, et gravement menacée.
Pourtant, le doyen, dans cette affaire qui occupe les devants de la scène, depuis plusieurs semaines déjà, avait une belle occasion, en or massif en plus, de se couvrir de gloire en remplissant correctement sa noble mission de garant et de rempart absolu de la liberté individuelle et de l’État de droit. Il a choisi autrement et c’est dommage pour le justiciable.
Pour l’avoir côtoyé depuis plus d’une vingtaine d’années déjà, cependant, nous pouvons témoigner ici qu’il s’agit d’un homme de bien, qui s’est sans doute trompé en n’appréciant pas à sa juste valeur et en sa réelle dimension,la haute et capitale mission qui lui est confiée par la Constitution. Tout ce que nous lui souhaitons donc, de tout cœur, avec toute notre affection de toujours, qu’il sait être indéfectible à son endroit, est qu’il ait la possibilité et l’opportunité très prochainement de se réhabiliter pleinement aux yeux de l’opinion publique. « Toute âme qui s’élève, élève (aussi) le monde» (Elisabeth LESEUR).
Dans cette affaire qui tend à recevoir jugement, il ne s’agit pas de prendre parti ni pour l’État ou pour la SOGENER. Le seul parti pris qui importe est celui de l’État de droit. La liberté individuelle est le socle de la démocratie et de l’État de droit. C’est le bien commun citoyen, sans doute, le plus précieux et le plus sacré qui soit.Que nous soyons simples citoyens, hauts dirigeants politiques de l’opposition ou du pouvoir, tôt ou tard, aujourd’hui ou demain,nous aurons tous besoin un jour de la protection de la loi en la matière.
À ce propos, on se demande si le conseil de l’ordre des avocats du barreau de Port-au-Prince, qui déclare si pompeusement à qui veut l’entendre, qu’il serait le garant de l’État de droit, ne devrait-il pas se saisir d’office dans cette affaire ? Ne serait-ce que pour, confraternellement, rappeler à l’ordre lesdits avocats. Un geste qui aura sans doutela vertu symbolique de dissuader publiquement d’autres confrères à emprunter ces mêmes voies. En effet, quelle est cette affaire, pour des avocats pourtant compétents, de faire n’importe quoi, procédurales peu recommandables au point de vue de la morale et de l’éthique en récusant tous les juges d’un tribunal sans motif sérieux ou légitime, sous la pression sans doute d’un client important (fut-il l’État), dans le but de gagner à tout prix, sans se soucier aucunement du préjudice sérieux fait à l’intérêt public pour lequel ils sont censes œuvrer ?
Certes, l’avocat, dans la défense des intérêts de son client a le droit de tout demander, même l’impossible. Au juge donc d’être lucide et d’accorder uniquement ce qui revient selon le droit et l’équité à son client. Mais est-ce tellement brillant et productif pour un groupe d’avocats, pourtant généralement très compétents, de s’atteler en bande organisée pour tenter d’escamoter la liberté individuelle et briser le socle de la démocratie et de l’État de droit ? Les confrères ont-ils véritablement intérêt à contribuer à affaiblir la liberté individuelle dans un pays qui porte les stigmates indélébiles de la dictature et de la tyrannie ? Peut-être qu’un jour prochain, eux-mêmes personnellement, quelqu’un de leur proche, ou simplement un client, en auront eux aussi un besoin urgent.
Le conseil de l’ordre, en principe, a donc du pain sur la planche. On verra donc bien si cette affaire de se proclamer garant de l’État de droit n’est que des paroles en l’air. Il n’est nullement nécessaire de punir. Il suffit de rappeler à l’ordre pour que le message passe à qui veut l’entendre.
Ce qui est certain, de toute façon, c’est que nous ne nous relèverons pas à la face du monde de la posture de l’indignité dans laquelle nous sommes accommodés depuis trop longtemps déjà, en acceptant sans broncher, sans saine réaction, ce genre de monstruosités judiciaires liberticides. La justice ne vit pas de scandales. Elle en meurt, dit-on. Or, nous en avons grandement besoin, de la justice pour remettre la nation debout et fière. « La justice élève une nation ». (La sainte Bible, Proverbes 14 :34).
Me Jude Fabre BRETOUS Avocat Email : Fabrebretous@yahoo.com Tel : 3702 0784 : 43
Source : Le nouvelliste