Haïti a conquis son indépendance vis-à-vis de la France le 1er janvier 1804, soit après plus de trois cents ans de colonisation et d’esclavage (1492-1803). Dès sa naissance, l’État haïtien en construction avait voulu établir un système éducatif pour instruire son peuple, dont la majorité était composée d’anciens esclaves. En 1805, les fondateurs de cet État avaient établi six écoles nationales dans les six districts militaires du pays. Plus tard, ils avaient ouvert des écoles supérieures à Port-au-Prince pour former les cadres du pays. Ainsi, pour comprendre la place de « l’école dans la construction de l’État haïtien », on peut s’interroger : quelles étaient les caractéristiques de ce nouveau système éducatif ?
Quelle était sa mission ?
Quelle a été la nature et l’orientation de ce nouvel État ?
Quel type de citoyen voulait-il former ? Ces questions nous invitent à examiner les politiques éducatives des fondateurs de la République d’Haïti, surtout entre 1801 et 1860, période charnière où la base et la structure du système éducatif haïtien ont été établies.
Le fondement de l’enseignement en Haïti fut d’abord posé par le gouverneur de Saint-Domingue, Toussaint Louverture. Dès la Constitution de 1801, Toussaint entendait favoriser la liberté de l’enseignement et rendre obligatoire la religion catholique romaine. Dans sa stratégie, la religion et l’école étaient des moyens privilégiés pour jeter les bases d’un État autonome et pour se faire accepter par les puissances étrangères. Ainsi, il s’adressa à l’Église catholique et aux institutions européennes pour l’aider à réaliser son projet éducatif. Malgré sa politique d’autonomie, il voulait conserver les valeurs de la culture française afin de promouvoir l’émancipation et l’acceptation de son peuple par les puissances occidentales. Sa politique éducative consistait entre autres à organiser une commission d’instruction, à créer des écoles et à favoriser l’intervention des éducateurs européens pour instruire les anciens esclaves noirs. Toussaint voulait former un État autonome de la métropole française, mais inspiré par le modèle français.
Toussaint Louverture est considéré comme le précurseur de l’État haïtien, mais le vrai fondateur de cet État est officiellement Jean-Jacques Dessalines, car c’est sous son commandement que la nation haïtienne est née le 1er janvier 1804. Dès le début, l’école fut considérée comme un facteur déterminant pour construire l’État haïtien. Dès la première Constitution haïtienne de 1805, les lois pour l’établissement de l’Instruction publique furent votées. Ainsi, le sociologue Charles Tardieu rapporte :
Au lendemain de notre indépendance, Dessalines fit inscrire dans sa Constitution une École populaire pour chacune des six divisions militaires de son empire. L’Instruction publique, qui était alors à l’état embryonnaire, se trouvait sous la garde du Ministère des Finances et de l’Intérieur. (Tardieu, 1980, 1988 : 130.)
10Ainsi, on comprend que l’école était un instrument au service du nouvel État pour former surtout les militaires. D’ailleurs, les quelques écoles qui commençaient à exister furent finalement placées sous l’égide du ministère de l’Intérieur dont la fonction est d’abord d’assurer l’intégrité et la sécurité de la nation. De son côté, l’historien Hannibal Price décrit la soif du savoir qui animait les anciens esclaves devenus libres. Il rapporte :
Un jeune cordonnier de Port-au-Prince avait découvert dans une cave une vieille grammaire de Lhomond qui a servi à l’éducation d’un grand nombre de jeunes gens dans notre capitale, après l’évacuation des Français ; les uns se réunissaient chez le cordonnier pour étudier en commun, d’autres copiaient le petit livre chez eux dans un manuscrit. (Pressoir, 1935 : 33-57.)
Cette citation rappelle que, même si le créole était la langue de communication orale entre les anciens esclaves, dès le début l’enseignement haïtien se faisait en français. Cette « grammaire de Lhomond » était écrite en français et laissée par les anciens maîtres blancs. Les anciens esclaves négligeaient leur langue vernaculaire et utilisaient la langue de leurs anciens maîtres pour accéder à la connaissance. Dès la naissance de l’État haïtien, l’instruction était considérée comme un moyen d’émancipation, d’ouverture et de lumière. Beaucoup de nouveaux libres voulaient à tout prix utiliser ce moyen culturel pour compléter leur libération politique. Mais, il n’y avait pas assez de structures scolaires pour les accueillir. Les six écoles nationales étaient largement insuffisantes pour tous les enfants et les jeunes de la nouvelle République qui comptait plus d’un demi-million d’habitants analphabètes. Pour cela, les fondateurs de la République d’Haïti favorisèrent dès l’origine l’ouverture des écoles privées pour suppléer le rôle éducatif limité de l’État. C’est l’origine de l’enseignement libre7 en Haïti. À l’instar de Toussaint, Dessalines incita des particuliers à ouvrir des écoles privées pour instruire les enfants du pays. Pour les encourager, les particuliers étaient subventionnés (ou récompensés) par l’État pour l’œuvre accomplie. Cependant, il manquait des Haïtiens formés, capables d’ouvrir en grand nombre des écoles privées pour répondre à la soif d’instruction du peuple. De plus, la plupart des analphabètes n’avaient pas les moyens économiques leur permettant de payer les frais des écoles particulières existantes.
Ainsi, malgré la bonne intention des premiers dirigeants, l’école demeurait un produit rare qui n’était pas à la portée de la plupart des Haïtiens. Pour construire l’État haïtien, ils se basaient sur le modèle des États européens. Malgré leur refus du système esclavagiste pratiqué par ces États, ils restaient attachés à leur modèle de civilisation religieuse et éducative. Cela explique pourquoi Toussaint rendit obligatoire la religion chrétienne dans l’État autonome de Saint-Domingue. Et Dessalines continua la même politique. Mais quel était le projet éducatif du nouvel État ? Quel type de citoyen voulait-il former ? C’est à partir de la politique éducative du roi Christophe dans le nord (1807-1820) et du président Pétion dans l’ouest (1807-1818), les deux successeurs de l’empereur Dessalines, que nous pouvons éclaircir ces questions.
Louis Auguste Joint (L’école dans la construction de l’État )