Par Alin Louis Hall, 22 Juin 2016 — Selon Frantz Fanon, « le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction. L’histoire des peuples colonisés est transformée en agitation sans aucune signification et, de ce fait, on a bien l’impression que pour ces peuples l’humanité a commencé avec l’arrivée de ces valeureux colons.» (1)
Une brutale chosification
Dans son éditorial du 28 avril 2016, le journaliste Lemoine Bonneau du quotidien « Le Nouvelliste » n’enfile pas de gants. Il dit haut et fort ce que tous les démocrates et progressistes devraient clamer sur tous les toits. L’entêtement des nouveaux Commissaires Civils que dénonce Bonneau doit être placé dans le contexte déshumanisant de la société coloniale sans sanction. A la vérité, les Américains se sont toujours érigés contre le projet républicain en Haïti. Depuis John Adams. Pour une meilleure compréhension de nos relations avec les Etats-Unis, il est important de faire une plongée de mémoire dans le contexte international de l’époque et se pencher sur les circonstances qui allaient produire « le bon nègre » idéal des planteurs, défenseur farouche du royalisme, de l’esclavage et de la suprématie des blancs. Le colonialisme, en inaugurant la légitimé de l’esclavage à Saint-Domingue, a ainsi inventé le moule à fabriquer le serviteur de l’idéal nihiliste (SIN) et le « volontaire de la servitude nihiliste » (VSN). (2) C’est avec cet état d’esprit qu’il faut aborder le grand succès des pays dits « amis d’Haïti » qui ont toujours pu corrompre un si grand nombre d’Haïtiens qui ont intériorisé le fratricide comme l’échappatoire à l’enfer esclavagiste du monde colonial. Un modèle qui a la vie dure.
Dans les derniers mois de 1791, apparut un chef d’un profil différent. Alors que, dès le 24 janvier les Africains «esclavagisés» des Cayes et de Port-Salut allumèrent l’embrasement général en incendiant les 100 plantations sucrières de la Plaine-du-Fond des Cayes, Jean Kina ne se battait pas contre mais plutôt pour le maintien du régime esclavagiste. Qui est Jean Kina ? La vraie réponse est d’une familiarité déconcertante. Son fantôme hante encore les quatre coins d’Haïti. On le rencontre déambulant les rues de nos villes et parcourant les sentiers d’Haïti. Il a le visage le plus innocent. Il est un bon employé d’ONG ou une bonne secrétaire d’ambassade. Il est partout, en nous et chez nous. Il est notre voisin, notre cousin et notre conjoint. Mais, il est surtout le politicien haïtien. Un vrai chien couchant au cerveau lent.
Toutefois, pour mieux cerner la silhouette de ce fameux personnage, continuons notre plongée de mémoire. Né esclave vers 1755 probablement, Kina se disait « natif de Tiburon ». A la solde des planteurs de Saint-Domingue, il fut un habile chef de guérilla. Sous ses ordres, plus de deux cent de ses acolytes ratiboisèrent le Massif de la Hotte pour exterminer les marrons. Ils remportèrent de nombreuses victoires, et leurs services furent très appréciés des colons. Selon David Patrick Geggus, c’est au début de 1792 que Jean Kina sortit de l’obscurité de sa plantation, quand la commune de Tiburon l’affranchit avec le consentement de son maître. Les colons armèrent les plus forts de leurs Africains «esclavagisés» et placèrent Jean Kina, paraît-il, à leur tête. « Ce nègre », dit-on, « est craint absolument de tous les brigands et non brigands, mulâtres et nègres. Son aspect les fait trembler ». (3) « rompt à se mettre en colère, il semble avoir partagé cette mentalité, commune aux blancs et esclaves, qui regardait les gens de couleur libres comme objets d’envie mais non de respect. C’est un paradoxe, bien sûr, puisque Kina lui-même est maintenant homme de couleur libre. Néanmoins, il refuse d’accepter son affranchissement, et quoique sa liberté soit ratifiée par le Gouvernement et l’Assemblée Coloniale, il résiste longtemps, paraît-il, à ce changement de statut. »(4)
Toujours selon David Patrick Geggus, les Commissaires Civils dans le Nord déclarèrent le 10 juillet 1793 la liberté des Africains «esclavagisés» sous les armes en les enrôlant dans des Légions de l’Egalité. Cette mesure fut appliquée au corps de Jean Kina le 17 juillet par le Commissaire Delpêche dont Kina continuait néanmoins à se méfier. (5) Déjà en janvier 1793, Jean Kina et ses hommes s’étaient distingués particulièrement dans une offensive contre les rebelles du sommet des Platons qui, quelques mois auparavant, avaient mis en en déroute une armée menée par le Gouverneur Blanchelande.(6 Il est toutefois opportun de rappeler que cette rébellion fut l’unique expérience d’un retour au modèle politique africain. Selon la tradition kikongo, le Royaume des Platons avait même intronisé leur propre Roi. On y reviendra.
Toujours est-il que les historiens s’accordent sur le fait que la victoire fut gagnée grâce au fameux bataillon de Jean Kina. Les va-nu-pieds de sa troupe déguenillée étaient des soldats intrépides, bien adaptés au climat et au terrain. Sur ce point-là, l’éclairage de David Patrick Geggus est encore plus intéressant : « La capacité de gravir rapidement des pentes raides et rocheuses, de manœuvrer en silence dans des forêts de montagne, de marcher sans fatigue sous un soleil vertical, de dépister et de dresser des embuscades, tout cela était à la base du pouvoir de Jean Kina. Cependant, ce n’était pas sa seule utilité pour les planteurs. Il faisait travailler les esclaves, et il possédait en sus une certaine valeur de symbole, pas seulement à cause de ses talents de guerrier, mais aussi son exemple était considéré par les Colons du Sud comme un soutien important du régime esclavagiste. Il démontrait comment devrait se comporter un « bon nègre » et bien plus la façon selon laquelle on pourrait récompenser les fidèles. » (7)
Au constat d’une pareille déconstruction de la personnalité, c’est encore David Patrick Geggus qui nous apprend qu’au lendemain de la grande attaque des Platons, les hommes de Jean Kina voulurent retourner à Tiburon, chez leurs maîtres apparemment, à la défense desquels ils s’étaient plus particulièrement dévoués. L’Assemblée Paroissiale des Cayes, cependant, l’invita à rester dans sa dépendance pour achever l’écrasement des nègres révoltés qui s’étaient refugiés sur le Pic Macaya. Kina demanda en revanche d’augmenter son effectif.
Dans l’intervalle, la guerre éclata entre la France et l’Angleterre. Voyant leur pouvoir s’effondrer partout dans la colonie sous les assauts des révoltés, les royalistes blancs firent appel à la couronne britannique pour préserver et consolider le régime esclavagiste. Sans hésiter, Jean Kina et ses hommes se rallièrent à leurs maîtres aux Anglais qui débarquèrent le 20 septembre 1793 dans la Grande-Anse. Un capitaine britannique vit cette troupe aux Irois au début d’octobre et nous a laissé ce portrait de Kina :
« C’est un homme d’âge moyen, bien portant et d’une grande fidélité, ayant refusé à plusieurs reprises la liberté qu’on lui offre. Plus vigoureux, rusé et courageux que la généralité des nègres, il a gagné sur eux une grande influence et sous ses ordres ils sont restés sans être corrompus par leurs voisins malintentionnés. Dans une guerre de brousse que, seuls, ils savent entreprendre, ils les ont maintes fois beaucoup harcelés. Leur aspect, comme vous pouvez imaginer, était très grotesque. Au lieu du tambour et du fifre, ils utilisaient le « Banger » et la flûte des Coromantees, les instruments de musique de leurs pays natals. Les uns portaient des armes à feu, les autres des serpes attachées à de longues perches et des « Bangers » de gardien de plantation. La plupart étaient très mal habillés en jupons d’Osnaburgh.»(
Avec une assurance déconcertante, c’est encore Geggus qui nous renseigne sur l’importance que les colons blancs accordaient à Kina et à la valeur de son corps. Les Anglais ne tardèrent pas à s’en rendre compte et promirent aux guerriers de Kina solde et habillement. Des souliers, symboles de la liberté dans la société créole furent immédiatement distribues. Les Britanniques comblèrent Kina de marques de respect et le firent colonel. Kina reçut à plusieurs reprises des épées de cérémonie, un sabre, un portrait de George III, aussi bien de l’argent. Conscients de l’importance de Kina, les officiers britanniques, dans leur correspondance avec les ministres à Londres, écrivaient « mon ami Jean Kina » ou « le brave Jean Kina ». Avec condescendance, peut-être mais avec affection aussi tant ils étaient conscients du rôle important de son fameux bataillon. Les troupes britanniques étaient en petit nombre et les soldats mouraient vite, du paludisme et surtout de la fièvre jaune (9) De bons chiens de chasse immunisés contre les maladies endémiques étaient un atout majeur pour repousser les nombreuses attaques de l’armée du général républicain André Rigaud.
(à suivre)
Références :
(1) Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne (1959), éd. La Découverte, 2001, p. 176
(2)Leslie Péan, « L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) »; [1 à 7] , publié du 2 au 9 janvier 2015 sur www.alterpresse.org
(3) David Patrick Geggus, page consultée le 12 juin Cité dans « Du Charpentier au Colonel: Jean Kina et la révolution de Saint-Domingue» [en ligne] dans Association de Généalogie d’Haiti (AGH) , http://www.agh.qc.ca/articles/?id=6, Cité dans B. Foubert, « Les volontaires nationaux de l’Aube et de la Seine inférieure à Saint-Domingue », paru dans Annales d’histoire de la Guadeloupe 50 (1982)
(4) David Patrick Geggus, page consultée le 12 juin Cité dans « Du Charpentier au Colonel: Jean Kina et la révolution de Saint-Domingue» [en ligne] dans Association de Généalogie d’Haiti (AGH) , http://www.agh.qc.ca/articles/?id=6, Cahier du Capitaine Colville, propriété du Lord Colville de Culross, sans pagination. Il est intéressant de noter que les hommes portaient des jupons et pas des pantalons. Ces « flûtes des Coromantees » ne signifient pas qu’il s’agit ici des noirs « Caramenty » (Fante/Asante du Ghana actuel). Le capitaine pensait à la Jamaïque, d’où il était venu. Les esclaves de cette ethnie étaient très rares à Saint-Domingue et surtout dans la Grand’Anse : D. Geggus, « The salves of British-occupied Saint-Domingue : an analysis of the workforces of 197 absentee plantations », Caribean Studies 18 (1978), part 2.
(5) Adolphe Cabon, Histoire d’Haïti, vol. 3 p. 164
(6) David Patrick Geggus, page consultée le 12 juin Cité dans « Du Charpentier au Colonel: Jean Kina et la révolution de Saint-Domingue» [en ligne] dans Association de Généalogie d’Haiti (AGH), http://www.agh.qc.ca/articles/?id=6, Procès-verbaux des séances de l’assemblée paroissiale des Cayes, le 29 janvier 1793, parus dans la Revue de la Société Haïtienne d’Histoire No. 137, texte de Mme Françoise Thésée.
(7) David Patrick Geggus, « Du Charpentier au Colonel: Jean Kina et la révolution de Saint-Domingue », http://www.agh.qc.ca/articles/?id=6
Voir Note 4
(9) David Patrick Geggus (1979). Yellow fever in the 1790s: the British army in occupied Saint Domingue. Medical History, 23, pp 38-58 doi:10.1017/S0025727300051012
(à suivre)