À quelque chose, malheur est bon, dit-on. Un jour d’été 2018, de retour du Mexique, j’ai dû passer par l’aéroport international Tocumen à Panama pour rentrer à Port-au-Prince via un vol de la Copa Airlines. L’heure du vol avançait, j’ai vu arriver dans l’enceinte de l’aéroport des dizaines de compatriotes à la porte d’embarquement. Finalement et sur le fil de leurs conversations, j’ai vite compris que ce flot venait du Brésil et du Chili. À mesure qu’ils s’approchaient d’Haïti, ils étaient encore plus excités. Ils parlaient tant que cela créa non seulement un vacarme dans l’espace où nous nous trouvions, mais également offrit un spectacle suscitant le regard et attirant l’attention des uns et des autres, voyageurs en transit et curieux d’observer ces fils d’Afrique dans cet environnement latino-américain. Dans ces conversations interminables, mais combien intéressantes et évocatrices, parce qu’il s’agissait de témoignages vivants de ceux et de celles ayant été et ayant vécu dans les terres tant promises, se dégageaient des souffrances, des manques, des humiliations, mais aussi des regrets amers. Ce pourquoi je me suis donc prêté l’oreille à ces complaintes et à ces litanies pour entendre, comprendre et partager avec vous.
Le premier point ayant retenu mon attention était la satisfaction qu’ils exprimaient et le contentement qui se lisait sur leur visage en voyant leurs concitoyens. L’un d’entre eux lâche: M santi m alèz kounye a, m komanse wè ayisyen parèy mwen. A ces mots, on comprend déjà l’isolement dans lequel se trouvent nos compatriotes sur ces terres tant étrangères. Isolement d’autant plus sévère que l’Haïtien vit replié sur sa communauté. Cela est peut-être dû aux différences culturelles et aux difficultés d’adaptation, mais la barrière linguistique en est pour beaucoup. Et l’un d’eux a fait le témoignage suivant: « Ne pas connaître la langue m’oblige à faire de petits boulots.» Or, l’un des objectifs pour lesquels l’Haïtien part consiste à trouver un emploi, un bon emploi, disons mieux, un mieux-être.
Autre témoignage poignant et non des moindres est celui d’un jeune homme apparemment fougueux dont le visage se crispait en parlant: Pour gagner un peu d’argent, il faut travailler tard le soir ou tout bonnement prendre un travail nocturne. Mais, même avec un peu plus d’argent, rien n’est assuré. Le même jeune homme continue: Parfois, tu marches à travers les rues, la façon dont les gens te regardent, ils te disent que tu n’es pas chez toi. Un autre enclenche: Quand tu es malade, tu ne peux pas trouver des soins appropriés. Le fait de t’inscrire dans un programme d’assurance n’est pas une garantie. Quand tu appelles au téléphone pour un rendez-vous, on te laisse sur la ligne ou on te passe à tour de rôle quelqu’un d’autre. Ainsi tu consommes tes unités. Certains ne peuvent s’empêcher de déclarer qu’ils en ont marre et qu’ils ont pris la décision de retourner au bercail. Le retour que le gouvernement de droite au Chili a pris le soin de formaliser et d’encadrer maintenant et qui s’est médiatisé en Haïti avait déjà été initié volontairement depuis quelques mois par les intéressés eux-mêmes.
En se lamentant, ils ne pouvaient s’empêcher de plaisanter du sort d’un des leurs qui gagnait en Haïti dix mille gourdes (10 000.00 HTG) par semaine et qui a commis l’énorme erreur de rentrer au Brésil. Le pauvre n’arrive même pas à travailler pour acheter son billet de retour.
Les plaintes et les complaintes n’ont pas cessé et ces conversations bruyantes continuaient de provoquer un vacarme. Ils se confiaient entre eux, certains affirmant fatigués des petits boulots dans des conditions aussi précaires. Les difficultés sont légion. Certains expliquent les longues distances à parcourir et les péripéties pour remplir les formalités légales de résidence. Quant aux rares femmes présentes, elles avouent tout bonnement qu’il existe très peu de boulots pour elles.
Les problèmes pour ces compatriotes qui émigrent ne s’arrêtent pas à la sortie des frontières du Brésil et du Chili. Le chemin du retour est parfois pavé d’embûches. J’ai été stupéfait d’une scène vécue en cet été 2018. Environ une heure avant l’embarquement, j’ai vu arriver au comptoir un jeune homme approchant la trentaine. Il s’agit d’un Haïtien, résidant sans doute au pays d’Omar Torijos et travaillant pour la Copa Airlines. Il demande aux Haïtiens de s’approcher et entame son créole. Quelques minutes plus tard, j’allais comprendre que son parler en langue vernaculaire s’inscrivait dans l’idée de mieux faire avaler la pilule d’une proposition indécente. Il leur dit: Un problème est survenu et vous ne pourrez pas tous voyager. Par conséquent, la compagnie offre $300 à tous ceux qui veulent rester pour partir au prochain vol (le dimanche d’après). L’employé de la Copa n’avait pas fini de prononcer son dernier mot que les protestations enchaînaient. Fermes et unis, comme au temps de jadis et en bons résistants, les voyageurs impatients affirment et insistent vouloir rentrer dans leur pays parce qu’ils viennent de loin et sont fatigués. Face à cette détermination inébranlable en l’espace de quelques minutes, notre Haïtien de la Copa n’avait pas le choix que de se rapporter à ses supérieurs. Et finalement, il revient porteur d’un autre message: Tout va s’arranger. Encore une fois, on a contraint l’Haïtien à la protestation à la vue et au su du monde en utilisant un des nôtres comme « pòt la banyè » . Au final, tous ceux qui étaient présents prirent place dans un avion totalement rempli à plus de 90% de fils et de filles d’Ayiti Toma. J’ai eu une réponse vague quand j’ai tenté de me renseigner auprès du staff de la Copa pour comprendre les raisons de ce stratagème.
Mais les choses sont loin de s’arranger pour nos frères et sœurs. Au moment de terminer ces lignes, la communauté haïtienne au Chili est aux abois. Les formalités de régularisation se compliquent. Et sans les papiers légaux, il est difficile sinon impossible de trouver un emploi pour le mieux-être. Quant à ceux et celles se trouvant au Brésil, n’en parlons pas. Car je doute fort que l’arrivée de Jair Bolsonaro, connu pour ses déclarations racistes et xénophobes, leur apportera de bonnes nouvelles.
Ce que j’ai vécu et entendu me porte à certaines réflexions. Historiquement, l’Haïtien semble être un errant. Emmenés du fond du continent aux côtes africaines, nos ancêtres ont traversé l’océan enchaînés jusqu’à cette partie française de l’île d’Haïti. Contraints et obligés de se révolter, les promesses de l’indépendance n’ont pas été tenues. Tout au long de l’histoire d’Haïti, nous nous sommes éparpillés dans les Caraïbes, en République Dominicaine, en Amérique du Nord et jusqu’en Europe. Et quand les portes se sont closes, nous nous évertuons à chercher non pas des cieux plus cléments, mais tout simplement d’autres cieux, quel qu’ils soient. Car l’objectif de partir n’est pas celui d’un projet à construire, mais c’est celui d’un projet qui a échoué: 1804, la construction d’une société juste.
Comparativement à beaucoup d’autres mouvements migratoires de masse, nous ne pouvons réussir comme communauté dans d’autres communautés parce que la nôtre a échoué dans son propre espace géographique. Tout départ de masse ne peut que s’apparenter aux fuites de bandes d’esclaves qui vont se transformer en marrons, mais sans un projet constructif sinon celui de quitter l’atelier, Aujourd’hui, dans notre inconscient collectif, le pays constitue en soi un vaste atelier, voire une prison qu’il faudra quitter, fuir, sans pour autant essayer de se libérer. Nous générons ainsi des millions de victimes de l’illusion d’un mieux-être sous d’autres cieux, tandis qu’il faut construire un projet ici. Certains individus réussiront, mais la communauté échouera.
Le seul espoir est de penser et de construire un projet de société.
Clément Jude Charles
Source:Publié le 2019-05-09 | Le Nouvelliste