Depuis l’invasion suivie de l’occupation de 1915-1934, la mainmise des États-Unis sur l’espace politique haïtien est totale. Cette situation s’est renforcée avec le contrôle politique et économique exercé par Washington sur les organisations internationales et la vague des missions de paix onusiennes qui a déferlé dans le pays depuis 1991.
La nomination de l’Américaine Helen Lalime à la tête du Bureau intégré des Nations unies en Haïti illustre cet état de fait et atteste en même temps de l’accord parfait sur le terrain entre les politiques interventionnistes des États-Unis en Haïti et le dispositif institutionnel offert par l’ONU à Washington à cette fin.
À moins d’une hypothétique collaboration sinoaméricaine au Conseil de sécurité sur le dossier haïtien, il serait difficile d’imaginer l’organisation mondiale se lancer dans une autre aventure militaire en Haïti.
De telles suggestions relèvent d’un diagnostic erroné de la longue crise haïtienne. Bien qu’elles paraissent très attrayantes pour les observateurs non avisés, elles s’appuient néanmoins sur les émotions vives, entretiennent le mythe de la solution externe à une problématique interne et séculaire et marginalisent les acteurs internes.
En même temps, la dynamique actuelle conforte les États-Unis dans leur rôle de puissance tutrice d’Haïti. Elle offre le prétexte nécessaire et l’occasion choisie pour dicter la voie à suivre sur le terrain et replacer Haïti au centre du projet démocratique libéral entretenu par Washington et les Nations unies en parfaite synergie.
Ce qui motive ces nouvelles prises de position interventionnistes dont j’ai fait état précédemment, c’est l’ampleur du désordre interne haïtien. En effet, le départ des forces militaires onusiennes, en 2017, coïncidant avec l’arrivée au pouvoir de Jovenel Moise en Haïti et de Donald J. Trump aux États-Unis, avait laissé un vide sécuritaire qui n’a pas été comblé. La gangstérisation de la vie quotidienne est devenue une source de préoccupation.Plusieurs voix s’élèvent pour demander une réponse internationale « robuste » et « définitive » à la situation en Haïti.
Elles redoutent que la situation provoquée par l’assassinat du président vienne s’ajouter à ce portrait hautement « toxique » du pays et contribuer ainsi à déstabiliser davantage un environnement régional précaire miné par une triple crise économique, politique et sanitaire.
Au plan interne, depuis de nombreuses années, Haïti se trouve fragilisé par une profonde déliquescence sociale et politique, une dégradation de la situation économique et humanitaire et une violence généralisée qui attaque tout le tissu social et environnemental. Si l’on ajoute les risques liés à la dégradation sanitaire – risques exacerbés par la pandémie de Covid-19 – le morcellement du territoire, favorisé par le renforcement des capacités de violence armée des gangs organisés et la déroute totale des forces régulières, cela produit un cocktail explosif qui n’attend qu’une bougie d’allumage.
La mobilisation des mêmes vieilles politiques ne ferait qu’amplifier le chaos, décrédibiliser davantage les acteurs externes et amplifier les rivalités internes. Trop souvent les réponses et solutions à la longue crise haïtienne ont été pensées de l’extérieur. Cette situation est humiliante et dégradante pour ce peuple pionnier de la liberté des esclaves noirs dans le monde.
Il est donc nécessaire et urgent de procéder à un changement de paradigme et mettre un terme à cette thérapie de choc externe qui n’a pas réussi à générer un nouveau contrat social en Haïti et lui apporter la prospérité promise.
Certes il n’y a aucune assurance non plus que des solutions proprement haïtiennes amèneraient la paix longtemps espérée. Mais il y a ici une mince fenêtre d’opportunité à saisir. Trop longtemps le peuple haïtien a été traité en acteur passif des solutions venues d’ailleurs. Il est temps de sortir de ce modèle interventionniste, qui n’a fait qu’accompagner la destruction du tissu social national, pour aider les Haïtiens à inventer leur propre modernité et instituer leur propre modèle.