Depuis 1997, du fait du chaos politique, la communauté internationale a gelé ses crédits à destination d’Haïti. Estimant que l’extrême pauvreté et l’instabilité de son voisin mettent en danger la paix et la sécurité de la région, le président de la République dominicaine, M. Hipólito Mejía, a réclamé, début mai, la réactivation de cette aide, dont l’absence ajoute au chaos. Plus grande est la vacuité politique, plus se développent les mafias. En quatre ans, le narcotrafic a plus que triplé, ajoutant à l’image catastrophique d’Haïti celle de port franc de la drogue.A parcourir le tout nouveau guide touristique publié par les éditions Gallimard (1), superbe et généreusement illustré, on embarquerait volontiers vers la perle des Antilles, appellation XVIIIe siècle d’Haïti. Et pourtant, sur place, de touristes, point! Sinon les expatriés de passage au pays. Jamais l’état socio-économique de l’île n’a été aussi catastrophique. Et son image politique à l’extérieur plus détestable. Pauvreté généralisée, abandon, débandade, délabrement, cauchemar, naufrage, effondrement, chemin de croix, chaos, apocalypse : la presse fait assaut de métaphores, bibliques ou non. Après quinze ans de transition démocratique et d’incohérence internationale, une partie de l’opinion regretterait presque la marionnette Jean-Claude Duvalier.
De l’irresponsabilité, la classe politique en a accumulé. A l’extrême. Un an et demi sans gouvernement (juin 1997- décembre 1998), autant sans assemblée (janvier 1999-mai 2000). Puis, une année d’élections et de contestation (2).
A rencontrer les acteurs, surtout ceux que les urnes boudent, souvent formés aux meilleures écoles internationales, on est confondu par le mépris inconscient pour le peuple le plus déshérité des Amériques. L’insécurité gagne, en même temps que les accrocs aux libertés. L’opposition au président Jean-Bertrand Aristide, certes minoritaire et hétéroclite, mais appréciée des chancelleries, réclame la reconstitution de l’armée, supprimée par décret en 1995, par le même président.
Les élections du 21 mai 2000, renouvelant toutes les institutions du pays, formellement contestables à bien des égards, mais indiscutables sur le fond — la large victoire du parti du président Aristide, Famille Lavalas -, ont paradoxalement accentué la dégringolade et l’isolement du pays. L’aide internationale, en grande partie stérilisée depuis quatre ans, manque cruellement. Elle représente autant que le budget du pays, tout juste capable de payer, avec grand retard, ses fonctionnaires, et de prélever, avec ponctualité, les 20% nécessaires au service de la dette.
Se trouve ainsi cassé l’un des trois piliers de l’économie haïtienne, une économie tèt en ba, informelle pour l’essentiel, qui importe cinq fois moins qu’elle n’exporte. De l’aide internationale subsiste l’apport vital mais incontrôlé des organisations non gouvernementales (ONG). Plus de 250 dans le pays, un record, avec une kyrielle d’organisations américaines, issues de sectes religieuses, parfois plus prosélytes que développeuses. La diaspora contribue plus encore à l’économie de survie. Les deux millions d’Haïtiens de New York, de Miami, de Montréal ou des Antilles contribuent pour près de 1 milliard de dollars, trois fois le budget de l’Etat. Dans le même temps, par sa «réussite», elle encourage et les boat people et les cerveaux à fuir le pays.
Troisième pilier : la drogue. L’île ne produit ni ne consomme. Mais un sixième de la cocaïne entrant aux Etats-Unis, le plus souvent par la Floride, vient d’Haïti. Les chiffres, selon la Drug Enforcement Administration (DEA), atteignaient un record en 2000, supérieur à celui établi par la junte militaire entre 1991 et 1994. Le dernier rapport du département d’Etat américain estimait que «67 tonnes de cocaïne venues d’Amérique du sud ont transité par Haïti en 1999, contre 54 estimées en 1998, soit 15% de toute la cocaïne entrant aux Etats-Unis (3)». Les prises, elles, restent des plus modestes. Haïti devient une des voies les plus sûres du transit.
Entre la Colombie et la Floride, Haïti est parfaitement située : 1 500 kilomètres de côtes et un espace aérien sans surveillance. C’est aussi le type même du pays sans Etat, sans moyens, en proie à une corruption généralisée mais bon marché. «A failed state», un Etat sans avenir, comme le soulignait M. Warren Christopher, secrétaire d’Etat de M. William Clinton, pressé de l’abandonner à son sort. Pain béni pour les narcotrafiquants colombiens, installés dans l’un des palaces — El Rancho — de Pétionville, banlieue résidentielle de Port-au-Prince. Un lieu qui paraît hors d’Haïti, le seul où le personnel de réception ait appris l’espagnol.
Vedettes rapides ou petits avions, la cocaïne arrive d’un peu partout. Et pas toujours dans la discrétion. Ainsi dans l’extrême nord-ouest, près du Môle Saint-Nicolas, en octobre 2000. Un avion colombien atterrit sur une piste légèrement balisée, lesté de 400 kilos de cocaïne. Destinataire : la police locale qui attend l’appareil. Indiscrétion? Calcul? Informée, la population réclame sa part. Comme ailleurs, dans la Grande Anse ou près des Cayes un peu plus tôt, cela devient presque une habitude. La police ne veut pas partager un bien dont elle n’est que le transitaire. Les paysans organisent des barrages, récupèrent le pick up de la police… et la drogue. Craignant le pire, la maréchaussée prend la fuite. Abandonné par le pilote, l’avion est brûlé. Arrivent, quelques jours plus tard, des policiers anti-émeutes et des civils (pas colombiens, mais Port-au-princiens) chargés de récupérer ce qui peut l’être. Par la contrainte ou la négociation.
Le passage de la cargaison laisse quelques traces d’enrichissement local. Soit par paiement d’un pourcentage, soit par acheminement privé vers Port-au-Prince, par bateau, au milieu des chargements de charbon de bois. Plus sûr que les semailles en zone sèche… M. Michel Denizé, chef de la police, aurait pu envoyer quelques-uns des quarante policiers spécialistes antidrogue. Ce ne fut pas le cas. Formée par l’ONU après la dissolution de l’armée, la police collabore en grande partie avec les mafias. Pourquoi, quand on est nommé à Miragoâne, petit port de toutes les contrebandes, ouvrir l’œil pour 300 dollars par mois quand on peut les fermer pour dix fois plus? Et se construire une grosse maison avec domestiques, génératrice électrique, s’acheter un véhicule 4×4…
Sauf dans la capitale où elle souffre durement de l’insécurité, l’attitude de la population demeure ambiguë. A Miragoâne, les trafics donnent de l’ouvrage à une partie de la population (transport, maquillage, faux papiers…) et assure l’approvisionnement du commerce informel. Au Cap haïtien, on trouve des spécialistes de la cache qui résiste aux investigations des douanes américaines.
Douloureux échec pour la communauté internationale : cette police a été formée par elle. Six mille hommes au départ, moins de trois mille aujourd’hui. Quelques révocations pour corruption avérée, sous la présidence de M. René Préval, mais surtout la réintégration de nombreux éléments de l’ancienne armée, routiers de la concussion et des basses besognes. Conséquence : beaucoup d’éléments sains s’en vont. La promotion formée à Régina, au Canada — une centaine d’officiers, comprenant un tiers d’Haïtiano-canadiens -, se disloque au contact des réalités du terrain, d’un pouvoir faible, de réflexes politiques claniques et d’un système judiciaire délétère. «Ordres aberrants de laisser faire, quand nous sommes appelés; racket des gens arrêtés; mutations imbéciles; surveillance de résidences privées contre rémunération… Le contraire de ce que nous avions appris. Je gênais», lâche Gérard, l’un des derniers démissionnaires.
De policiers dans la rue, point! On en trouve quelques-uns dans les commissariats. Un tiers se trouve dans les unités d’élite qui dépendent du Palais national. On peut aussi toucher son chèque tout en animant une des multiples officines de police privée. A défaut d’uniformes de la police nationale, les Port-au-Princiens peuvent rencontrer, au hasard des rues, des banques et des résidences haut de gamme, des nuées de miliciens armés. Pas le plus petit supermarché qui ne soit doté d’un homme plus une Uzi (4).
Justement, les stations-service-supermarchés, les banques, les sociétés d’import-export et surtout les résidences et les 4×4 de grand luxe se multiplient. Une petite partie de l’argent de la drogue s’investit ici (l’essentiel préfère les pays sûrs, notamment les Etats-Unis), les banques appliquant avec un certain laxisme la loi qui limite les transactions en liquide. L’argent facile et arrogant coule à Pétionville, mais pas dans les poches des marchandes et des employés de maison. Le bâtiment connaît, c’est vrai, un indiscutable essor.
La présence massive de l’ONU, après 1994, avait contribué à diminuer le rôle d’Haïti comme plaque tournante de la cocaïne. Mais la formation de la police ne s’est accompagnée ni de pas décisifs dans la justice, ni du décollage économique promis. Jamais un dealer ne reste bien longtemps en prison. Qui résisterait aux pressions des «narcos» ou à celles de quelques grandes familles ou de fractions corrompues de l’appareil d’Etat? Les démêlés du sénateur Dany Toussaint (Famille Lavalas), suspect de trafic de drogue pour la justice américaine et de complicité d’assassinat en Haïti, apparaissent au grand jour. Via une partie de la police, la drogue touche d’autres élus.
Par l’emploi créé, les sommes en jeu (même localement), les liens avec d’autres formes de contrebande, l’intéressement inattendu de populations locales, le blanchiment, le financement indirect d’une partie de la vie politique, le développement du bâtiment au profit de la grande bourgeoisie, la drogue devient un secteur majeur de la vie économique locale. Plus lucratif sans doute que l’exportation d’œuvres d’art appréciées dans le monde entier ou celle de produits montés dans la zone portuaire, où les rares industriels doivent s’équiper de chiens antidrogue spécialisés, pour éviter les surcharges intempestives ajoutées à leurs conteneurs.
Le vaste programme de développement annoncé pour 2004, bicentenaire de l’indépendance, se heurte pour l’instant aux sanctions internationales. Faute d’un soutien massif au développement, incluant notamment une transformation des rouages de l’Etat, comment Haïti renoncerait-il aux dividendes ina vouables de la drogue? Port-au-Prince dispose, pour rappeler son existence au géant voisin qui le méprise, de si peu de monnaie d’échange : la drogue, les boat people et, sur place, la solidarité possible de la communauté noire.
Un traité concédé par le président Préval en 1997 donne aux forces spécialisées des Etats-Unis toute possibilité d’intervention dans les eaux territoriales et l’espace aérien haïtiens. Sans restriction aucune. Mais les gardes-côtes américains manifestent autrement plus de zèle à l’égard des boat people, il est vrai passablement poussifs, que des vedettes rapides venues de Colombie. La CIA dispose d’agents, à l’intérieur de la police partiellement formée aux Etats-Unis. La frontière dominicaine, où stationne une unité locale spécialement entraînée, n’arrête ni le flux migratoire (100 à 200 Haïtiens par jour), ni le transit de la «poudre» des havres haïtiens aux ports dominicains.
Haïti n’a pas obtenu pour 2000 le certificat de bonne conduite délivré annuellement par le gouvernement américain. Sans pour autant figurer sur la liste des «narco-Etats». La nouvelle administration républicaine, hostile à l’intervention de 1994 qui rétablit le président Aristide et peu préoccupée de développement, pourrait franchir ce pas. Haïti? Un bouc émissaire idéal qui masquerait l’inconséquence des Etats-Unis à mener de pair lutte antidrogue et libre-échangisme forcené.
Une situation qui n’exonère pas la seconde mandature du président Aristide d’une inversion dans les ten dances lourdes au sein de sa police. A lui de redonner un sens à ses missions : la garantie des libertés et la lutte contre la pègre. Coïncidence? Les douaniers de Miami paraissent, depuis janvier 2001, mieux renseignés (5) : les prises dépassent nettement les résultats antérieurs.
On peut pourtant le craindre : les paysans de Port-de-Paix et les dockers de Miragoâne peuvent espérer garder leur emploi ou attendre les dollars tombés du ciel. Et les seigneurs d’El Rancho, connus de tous, leur place au bord de la piscine.
(1) Haïti, Guide Découverte, Gallimard, Paris, 2001.
(2) Lire «Plus de droit à l’erreur pour Haïti», Le Monde diplomatique, juillet 2000.
(3) Déclaration de Mme Madeleine Albright, rapportée par Reuters, 3 janvier 2000.
(4) Pistolet-mitrailleur israélien.
(5) Miami Herald, 16 janvier 2001 et Associated Press, 1er février 2001.