ce pays exsangue lance un cri de détresse du fond de l’abîme dans lequel une caste dirigeante criminelle l’a précipité. Ce « non-État » n’est plus qu’une vague contrée où vivent des « habitants » qui ont largement contribué à leur propre malheur. Toute la vie publique est dénaturée, tout y est détourné de sa finalité première, à savoir la recherche du bien commun. La justice elle-même est instrumentalisée au service du mal comme au temps des Duvaliers . Aujourd’hui, ce dernier fait figure d’enfant de chœur à côté de ce que la mafia en place est en train de faire avec l’enquête judiciaire sur le Petrocaribe etc, qui a transformé ce pays en champ de ruines. Nul n’aurait pu imaginer, après une telle tragédie, que le pouvoir judiciaire en serait réduit à devoir livrer un combat de vie ou de mort .
D’où vient tant de mal ? haiti est certes un pays sous occupation Americaine, et un régime de type pétainiste. L’occupant semble s’accommoder de tous les corrompus et de toutes les smalas du crime organisé. La planète entière est intarissable sur le caractère méprisable de la caste politique haitienne, à de rares exceptions près. Tout cela est vrai. Mais la « banalité du mal » qu’évoque ces corrompus suffit-elle pour expliquer l’interminable tragédie de la population ? Sur son lit de mort, le Liban semble donner raison à Myriam Revault d’Allones quand elle dit : « L’art de gouverner est l’art de tromper les hommes. L’art d’être gouverné est celui d’apprendre la soumission. » En vertu de cela, la politique ne saurait connaître d’autre impératif que « tu dois vaincre coûte que coûte ». C’est à ce prix que l’homme politique pense qu’il peut réussir, c’est-à-dire recevoir les ovations insensées de la multitude.
Qu’est-ce qui pousse la politique en haiti à n’être qu’une vulgaire caricature d’une rationalité indexée sur le mal ? Certes, elle a pour champ de prédilection la conquête du pouvoir, son exercice et son maintien au sein d’un rapport d’équilibre des forces en compétition. Mais pourquoi est-ce irréalisable en haiti de manière sereine ? Deux paramètres sont à invoquer. D’une part, un facteur culturel touchant la compréhension de la « puissance publique ». D’autre part, un facteur anthropologique portant sur la perception de soi comme parcelle d’un groupe doté d’un ego qui affirme : « Je hais ce pays donc je suis. »
La tragédie haitenne révèle un trait hérité de l’ère ottomane : l’incapacité de concevoir une quelconque séparation des pouvoirs. Le sultan est « tout ». La puissance publique n’est pas vue comme dispositif articulé où interagissent diverses polarités hiérarchisées en niveaux de souveraineté. Chacune d’elles est un tout singulier qui est « un en tout lieu et tout entier en chaque endroit » (Pascal). Au lieu de cela, la puissance publique est vue comme un tout global, un système centré en un point disposant de la plénitude totalisante et indifférenciée du pouvoir. C’est le lieu de la volonté de puissance absolue. Le chef a autorité sur tous les aspects de la vie publique. On rappellera le sort réservé au décret des permutations judiciaires ainsi qu’au viol de la Constitution par l’exécutif haitienne supposé en être le gardien.
L’autre facteur est cette identité collective sectaire qui domine tout et s’oppose au concept de citoyenneté individuelle. Le régime de Jovenel Moise ou encore let tet kale actuel en a fait son leitmotiv et son fonds de commerce. Les « droits des gangs » imposent une fausse stabilité.
Jimmy Cherizier est devenu le symbole de la collusion du pouvoir avec les gangs armés pour terroriser la population et la dissuader de manifester. Selon plusieurs rapports d’enquête judiciaire ou réalisés par des organisations de défense des droits de l’homme, il est un acteur direct de deux des plus grands massacres d’habitants survenus depuis un an et restés impunis à ce jour. Ils impliquent chaque fois des proches du président Jovenel Moïse, des responsables de son parti, des ministres.
Le dernier en date s’est justement produit à Bel Air et la mort de Chimbaby n’en est que la sinistre suite. En trois jours, les 4, 5 et 6 novembre, « Barbecue » et son gang ont tué au moins quinze personnes, incendié une vingtaine de maisons, brûlé une dizaine de voitures. Les corps des victimes ont été emportés ou démembrés et jetés aux cochons et aux chiens, ou encore brûlés. Une tête a été laissée en exposition sur un trottoir. Selon un témoignage d’un enquêteur, plus de la moitié des habitants ont fui le quartier.
Ce massacre n’est pas l’histoire d’un gang voulant prendre le contrôle d’un territoire, pas davantage un règlement de comptes entre bandes armées, comme cela se passe aussi dans d’autres quartiers de Port-au-Prince. Mais à Bel Air, c’est bien une punition politique qui a été infligée à la population. « Le gang a été monnayé pour débarricader le quartier », dit un enquêteur qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité.
Tout est pourri jusqu’à la moelle. Il serait démentiel d’exiger de la mafia en place de scier la branche sur laquelle elle est assise. Les seules forces légitimes et relativement saines qui demeurent encore fiables sont inexistantes.