Alors que la crise politique s’enlise en Haïti, la femme d’un sénateur appartenant au parti du président contesté, Jovenel Moïse, vient d’acheter une somptueuse villa de 4,25 millions de dollars à Laval, s’attirant un flot de critiques de Montréal à Port-au-Prince. À tel point que la femme, diplomate au consulat d’Haïti à Montréal, vit maintenant sous la protection de gardes de sécurité privés.Publié le 16 février 2021 à 5h00
Marie-Louisa Célestin, l’une des consules en poste à Montréal pour la République d’Haïti, possédait déjà une maison à Laval avec son mari, le sénateur Rony Célestin. Mais avant Noël, alors que la crise politique s’aggravait, elle a acheté au nom du couple une nouvelle villa de 4,25 millions de dollars au bord de l’eau. La nouvelle propriété a été payée en entier d’un seul coup, sans hypothèque, et sans que l’autre maison ne soit vendue, selon le Registre foncier.
La villa comprend quatre salles de bains, un espace pour dix voitures dans l’entrée, un terrain riverain de 66 000 pieds carrés avec fontaine et piscine. Dans un article publié lors de sa mise en vente, le site Narcity écrivait que le grand cellier à vin vitré était « plus comme un walk-in closet pour la boisson qu’un cellier ».
Enquête réclamée
Haïti n’a plus de Parlement fonctionnel depuis 2020, l’État est dysfonctionnel, les kidnappings et assassinats ont explosé l’année dernière, et la Banque mondiale estime que la grande majorité de la population vit sous le seuil de la pauvreté avec moins de 2,41 $ par jour. Plus de 2,5 millions d’Haïtiens vivraient même sous le seuil de « pauvreté extrême », avec moins de 1,23 $ par jour.
Dans ce contexte, le plus récent achat du couple Célestin au Canada a fait bondir plusieurs opposants, notamment le Réseau national de défense des droits de l’homme (RNDDH), organisme haïtien qui se consacre à la promotion de l’État de droit.
« Le RNDDH estime qu’une enquête doit être diligentée pour dresser la liste des biens que possédaient le sénateur Célestin et son épouse avant d’avoir été respectivement élus sénateur de la République et diplomate », affirme Marie Auguste Ducena, porte-parole de l’organisme, en entrevue avec La Presse à partir de Port-au-Prince.
Cette enquête doit se pencher sur les conditions dans lesquelles M. et Mme Célestin ont pu se procurer autant d’argent. Les émoluments d’un sénateur additionnés à ceux d’une diplomate ne peuvent en aucune manière leur permettre d’acheter une villa à plus de 4 millions de dollars.
Marie Auguste Ducena, porte-parole du RNDDH
Le sénateur entend rester en Haïti
L’avocat montréalais du sénateur, Me Alexandre Bergevin, souligne que la nouvelle propriété est uniquement destinée à la femme et aux enfants du politicien, et que ce dernier n’a aucune intention de quitter son pays pour vivre au Québec. Il demeure en poste et assume ses fonctions, souligne le juriste. Le couple vendra bientôt l’autre maison qu’il détient à Laval, affirme l’avocat.
Me Bergevin souligne que Rony Célestin et sa conjointe ont eu beaucoup de succès dans le monde des affaires et que leur fortune n’a rien à voir avec leurs fonctions au sein de l’État haïtien. « Mon client est un riche industriel qui a plusieurs entreprises connues dans le ciment et la céramique notamment, et ma cliente fait de l’import-export avec la Chine, c’est connu », souligne-t-il.
La nouvelle propriété du couple
Il affirme que la diplomate a été intimidée et que des gens se sont présentés chez elle après qu’elle eut été dénoncée sur les réseaux sociaux. Depuis quelques jours, la consule a embauché la firme de sécurité Titan pour sa protection personnelle. Une voiture bien identifiée avec un gardien se tient devant sa porte. L’agence Titan compte parmi ses gestionnaires d’anciens agents de la Gendarmerie royale du Canada, du Service de police de la Ville de Montréal, du Service canadien du renseignement de sécurité et de la police militaire israélienne.
Plus de colère que de surprise
À Montréal, le directeur de la radio haïtienne CPAM, Me Jean-Ernest Pierre, affirme que l’achat de la villa par le couple a provoqué plus de colère que de surprise chez certains membres de la diaspora.
C’est scandaleux, mais ça ne surprend personne.
Me Jean-Ernest Pierre, directeur de la radio haïtienne CPAM
Me Pierre affirme que les députés et les sénateurs devraient se soumettre à une analyse de leurs finances, notamment lorsqu’ils transfèrent des sommes importantes à l’extérieur du pays.
« Lorsqu’un pays comme le Canada constate une telle situation, où un sénateur vient acheter un immeuble à ce prix-là, quelqu’un qui vient d’un pays pauvre comme Haïti, où les gens ne peuvent pas manger, où il n’y a pas d’infrastructures routières, je crois que le Canada devrait enquêter minimalement sur l’origine des fonds », dit-il.
L’historien et politicologue Frantz Voltaire, du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne de Montréal, affirme qu’il y a depuis longtemps un « malaise » et une colère en Haïti face à la grande richesse de plusieurs politiciens qui participent à la fuite des capitaux.
Beaucoup de politiciens sortent des fonds du pays et investissent par exemple en République dominicaine, à Miami ou jusqu’en Suisse. Et généralement, ces fonds sont investis dans l’immobilier.
Frantz Voltaire, historien et politicologue
Le Sénat est l’une des deux chambres du Parlement haïtien, chargé du pouvoir législatif dans le pays. Rony Célestin y a été élu pour un mandat de sept ans en 2017 sous la bannière du PHTK, le parti du président, Jovenel Moïse. Comme un blocage politique a empêché la tenue des élections en 2019, la quasi-totalité des parlementaires ont terminé leur mandat sans pouvoir être réélus ou remplacés. M. Célestin fait partie des 10 derniers élus qui conservent leur place, sur un total de 149, mais le Parlement n’est pas fonctionnel.
Un conflit perdure entre le président, qui prétend que son mandat s’étend jusqu’en février 2022, et l’opposition, qui prétend que son mandat se terminait le 7 février dernier. Les manifestations se succèdent et les autorités ont arrêté 23 personnes qu’elles accusent d’avoir fomenté un coup d’État. Les juges ont annoncé le déclenchement d’une grève générale pour protester contre l’arrestation d’un des leurs et la mise à la retraite forcée d’autres collègues par le président.
— Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse