La chute précipitée des dictatures ne suffit point, en soi, à résoudre les grands maux de certains États. Les récentes émeutes populaires ou les soulèvements militaires survenus dans de jeunes démocraties comme l’Argentine, le Brésil, les Philippines et, aujourd’hui, Haïti prouvent que, lorsque les nouveaux régimes tardent à châtier les anciens tortionnaires et à s’attaquer aux problèmes économiques de fond, à l’injustice sociale et à l’iniquité, le désordre s’instaure de nouveau, la colère des citoyens explose tandis que réapparaît la tentation de l’autoritarisme.
Dix-huit mois après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier, les citoyens d’Haïti, exaspérés, sont une nouvelle fois dans la rue. Leurs griefs visent plus particulièrement les deux hommes forts du Conseil national de gouvernement (CNG), les généraux Henri Namphy et Williams Regala, par ailleurs chefs de l’armée, seule force de maintien de l’ordre et responsable de la mort, le mois dernier, de vingt-trois manifestants.
La mission principale du CNG était, au cours d’une transition de deux ans, de rétablir un État de droit en dotant le pays d’institutions démocratiques pour permettre l’élection, en novembre prochain, d’une assemblée législative et d’un président.
Le CNG a en partie rempli cette mission. La liberté d’expression est garantie et une Constitution démocratique a effectivement été approuvée par référendum en mars dernier. Malgré cela, le désenchantement de la population est devenu manifeste dès le début de 1987, à cause surtout de l’absence de mesures de justice contre les anciens responsables de la répression duvaliériste (les « tontons macoutes »), qui ont encore massacré une cinquantaine de paysans le 24 juillet dernier.
Alors que se développaient la violence et l’insécurité générale — multiplication des assassinats et des vols — et qu’aucune mesure économique n’améliorait la détresse d’une des populations les plus pauvres du monde, le CNG négligeait de procéder à une épuration et se rapprochait même de personnalités liées au duvaliérisme et à son régime de corruption.
Le ministre de l’économie, M. Leslie Delatour, en mettant en place une politique strictement néolibérale et en cherchant un assainissement à long terme, a négligé les attentes immédiates d’une population dont 60% des actifs sont au chômage. Et aucune décision n’a été prise — une réforme agraire paraît indispensable — pour corriger les immenses disparités économiques dans un pays où 1% des citoyens possèdent 95% de la richesse nationale (1).
La politique de M. Delatour est recommandée par Washington, qui a augmenté substantiellement son aide économique. Mais, en même temps, les mesures adoptées récemment par les États-Unis pour limiter leurs importations de sucre, principale richesse d’Haïti, ont provoqué, en avril dernier, une forte récession. Deux des trois principales raffineries de sucre ont fermé, jetant à la rue près de 3 500 ouvriers et ruinant quelque 8 000 planteurs.
Dans ce contexte de forte déception politique et de très grand désarroi social, la décision du CNG de limiter le rôle du Conseil électoral provisoire (CEP) a servi le 22 juin dernier de détonateur.
Même si le CNG est revenu sur sa décision, son incompétence politique est apparue manifeste. Plus grave encore, les généraux Namphy et Regala ont donné l’impression de vouloir permettre la tenue d’élections frauduleuses pour favoriser, d’une manière ou d’une autre, le retour à la dictature.
Les membres actuels du CNG ne disposent plus de la confiance populaire sur laquelle reposait exclusivement, en cette période intermédiaire, leur mandat. De nombreux citoyens, soutenus par des organisations politiques et par une partie de la hiérarchie de la puissante Eglise catholique, réclament maintenant leur démission. Celle-ci permettra-t-elle l’achèvement pacifique de la délicate transition et l’élection d’une assemblée législative et d’un nouveau président? Le chantage au chaos et à la guerre civile poussera-t-il l’armée à tenter de s’emparer du pouvoir?
Haïti, le pays le plus pauvre d’Amérique, est habitué à vivre en état de crise. Quand ce n’est pas à cause d’une catastrophe naturelle (comme un tremblement de terre ou un cyclone), c’est à cause de l’économie ou de la politique.
Ou de la corruption, comme en ce moment. La Cour supérieure des comptes a établi que pendant les onze années où le Venezuela a fourni du pétrole à Haïti, à des prix de très bon ami dans le cadre du programme PetroCaribe, plus de 2 milliards de dollars se sont volatilisés [1,7 milliard d’euros]. Une partie de cet argent aurait fini dans les poches du président haïtien, Jovenel Moïse [élu en décembre 2016].
Ce scandale est à l’origine des violentes manifestations qui secouent le pays depuis les six derniers mois et qui se sont intensifiées ces dernières semaines. Pour les analystes, elles révèlent de façon évidente la volonté de certains secteurs politiques de renverser le chef de l’État.
Jovenel Moïse, un entrepreneur agricole qui aime se faire appeler “l’homme- banane” parce que la production de bananes pour l’exportation a été son plus beau succès, est accusé d’avoir détourné plusieurs millions de dollars de l’aide versée par le Venezuela à son entreprise bananière, Agritrans, lorsqu’il en était le PDG, et ce pour financer plusieurs projets sociaux qu’il n’a jamais menés à bien.
Assoiffés de liberté et ravagés par une radicale pauvreté, les citoyens d’Haïti n’ont sans doute pas fini de connaître des temps dramatiques.