Dès l’école primaire en Haïti, nous apprenons que l’histoire s’identifie à de grands noms. De Jules César au général de Gaulle,Henri Christophe , Jean Jacques Dessalines, Toussaint Louverture ,d’Indira Gandhi à Margaret Thatcher, de Ruth Handler à Martin Luther king, quelques individus semblant plus doués que les autres ont façonné l’histoire de l’humanité. Ces personnalités ont gouverné des empires politiques ou commerciaux. Leur pensée et leur action ont influencé la vie des populations de leur époque, mais aussi celle de leurs descendants. Que faisaient leurs contemporains anonymes pendant ce temps-là ? Rien qui vaille la peine d’être mentionné dans les manuels d’histoire ? Et pourtant… Si les récits politiques et médiatiques privilégient d’habitude le point de vue et le rôle des gouvernants, l’actualité récente a rappelé à la mémoire que les gouvernés sont des acteurs déterminants du cours que prend la vie politique d’un pays. Ce pouvoir des « anonymes » n’est ni récent, ni exceptionnel.
Au-delà de l’exercice du droit de vote, des grèves, des manifestations ou des révoltes populaires, de « simples » citoyens peuvent aussi jouer un rôle politique déterminant d’autres façons. Dans une grande discrétion, pour ne pas dire dans un silence médiatique quasi total, Haïti vit actuellement un processus politique assez inédit.
Dans la nuit du mardi 6 au mercredi 7 juillet, le président d’Haïti Jovenel Moïse a été assassiné dans une attaque menée par un commando armé non identifié à son domicile, situé dans la capitale, Port-au-Prince. L’annonce a été faite par le premier ministre par intérim, Claude Joseph, dans un communiqué.
Venu du monde des affaires, Jovenel Moïse, 53 ans, avait été élu président en 2016 sur une promesse de développement de l’économie du pays et avait pris ses fonctions le 7 février 2017. Actif dans plusieurs domaines économiques, dont l’exploitation de bananeraies, il n’avait alors quasiment aucune expérience en politique au moment de son élection et était très peu connu de ses compatriotes.
Le pays est, depuis plusieurs années, gangrené par l’insécurité et les enlèvements contre rançon menés par des gangs jouissant d’une quasi-impunité. Une situation qui valait à Jovenel Moïse, accusé d’inaction face à la crise, d’être confronté à une vive défiance d’une bonne partie de la société civile.
Dans ce contexte faisant redouter un basculement vers l’anarchie généralisée, le Conseil de sécurité de l’ONU, les Etats-Unis et l’Europe appelaient à la tenue d’élections législatives et présidentielle libres et transparentes, d’ici la fin 2021.
Jovenel Moïse avait également annoncé lundi 5 juillet 2021, la nomination d’un nouveau premier ministre, Ariel Henry, avec justement pour mission la tenue d’élections. Cet assassinat intervient alors que la violence dans le pays atteint un paroxysme et laisse dans le flou la population haïtienne. Assiste-t-on à l’effondrement d’un Etat ? Quel est l’avenir pour Haïti ?
Pour Jean-Marie Théodat, maître de conférence en géographie, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, la situation critique de l’île est la conséquence d’un pouvoir politique faible et de l’impunité des gangs. Le docteur et géographe a travaillé sur le thème de la double insularité induite par la frontière entre Haïti et la République Dominicaine. Il est également membre de l’association Haïti Futur et ancien directeur de la mission de l’AUF (*) en Haïti. Il a vécu dans le pays de 2010 à 2019.
“La confusion est totale”
Comment en est-on arrivé à cette crise institutionnelle en Haïti ?
Jean-Marie Théodat : “Il y a une succession de causalité, à long, à moyen et à court terme, qui ont conduit à cette situation. Sur les trente dernières années, c’est l’incapacité à sortir de la dictature, et à créer un état de droit. C’est ensuite sur les deux dernières années, qu’il y a eu un pourrissement de la situation avec un régime de plus en plus autoritaire et surtout de plus en plus débordé par des gangs qui ont fini par rendre la vie impossible à la population civile. En particulier dans les quartiers populaire comme celui de Bel-Aire. La police n’a jamais pu arrêter les brigands, ni les conduire devant la justice. Et à très court terme, nous avons une situation ou la main mise des gangs a été telle qu’ils ont défié le pouvoir lui-même.”
Qu’en est-il sur la gestion du gouvernement avec la nomination du nouveau premier ministre Ariel Henry ?
“Dans les derniers jours il y avait une confusion totale dans la rue, et au sommet de l’Etat parce que le président de la République a démis de ses fonctions l’actuel premier ministre, Claude Joseph, et a nommé à sa place le docteur Ariel Henry. Institutionnellement, nous ne savons pas lequel des deux premiers ministres est légitime pour occuper le pouvoir comme la constitution de 1987 le prévoit. L’incertitude est totale.”
Avec cette conjonction des crises, cet assassinat est-il le point d’orgue entre crise économique, crise politique, et crise sécuritaire ?
“C’est surtout le paradigme de l’effondrement de l’Etat. Jusqu’à présent la faillite du gouvernement était une sorte de métaphore par laquelle nous essayions de comprendre l’insécurité grandissante d’Haïti. Mais que le président, la personne censée être la mieux protégée de l’Etat puisse tombée si facilement sous les balles de gangsters, c’est la preuve que personne ne contrôle rien au sommet de l’Etat. A un certain niveau, l’ancien président a failli lorsqu’il a promis des mesures aux Haïtiens et, qu’aujourd’hui encore, ceux-ci n’ont même pas 24 h d’électricité par semaine. Mais la façon dont il a été tué en fait une victime de plus en Haïti. Ce président ne sera pas regretté mais sa disparition cause quand même un deuil national.”
Le décès du président va-t-il permettre à la communauté internationale de se réengager concernant la situation en Haïti ?
“La crainte est que cet assassinat ne soit pas le point le plus bas dans la chute vers l’abîme. C’est peut-être au contraire un élément de scénario qui conduirait, comme en 1915, à une nouvelle occupation du pays par une puissance étrangère ou par une mission de l’ONU. Ce qui, dans la symbolique nationale est un échec. Ce n’est pas la première fois que le Conseil de sécurité se concerte sur la situation haïtienne, ce n’est pas la première fois que nous avons des missions de l’ONU chargées de stabiliser ou de reconstruire le pays, cela n’a jamais rien donné. Il faut penser à inclure la société civile haïtienne, l’opposition et les forces vives de l’intérieur du pays, les paysans. Il est tant de les consulter aussi pour participer à un vrai débat national.”
Plus près de nous, différents épisodes ont montré que malgré un système politique largement monopolisé par les élites politiques , la longue crise institutionnelle que traverse Haiti ne se limite pas aux grilles du palais national et aux personnalités qui les franchissent. Sans le soutien des principales organisations politiques, des citoyens, ici aussi anonymes pour la plupart, ont pourtant réussi à faire entendre leur voix, donnant naissance à des mobilisations variées : manifestation pour le maintien d’une Haiti unie ou pour la formation rapide d’un gouvernement, pétition pour préserver la sécurité sociale, mouvements humoristiques . Autant d’initiatives qui témoignent de l’intérêt de nombreux habitants du pays pour la politique et de leur créativité pour montrer leur préoccupation à cet égard.
Aux yeux du public, la science politique peut apparaître comme une discipline centrée sur l’étude des dirigeants. En tant que science du gouvernement, elle examine évidemment les stratégies des gouvernants, décortique leurs relations et analyse leurs décisions. Dans la presse, les politologues sont souvent interviewés pour décrypter les faits et gestes des personnalités politiques ; ils sont plus rarement invités à commenter le rôle ou le sort des gouvernés. Cette visibilité contribue à donner de cette discipline l’image d’une science du pouvoir. Pourtant, la science politique a également développé des outils pour analyser les pratiques des gouvernés eux-mêmes.
La participation politique constitue un vaste domaine de recherche. Pourquoi certains citoyens s’engagent-ils dans une association, un syndicat ou un parti politique ?
Parler de politique est-il déjà une façon d’en faire ?
Comment les électeurs déterminent-ils leur choix de vote ?
L’étude des politiques publiques s’attache notamment à analyser la manière dont les citoyens interviennent, en y étant invités ou en s’y invitant, dans les mécanismes de prise de décision et de mise à l’agenda de problèmes publics. Ainsi, de nombreuses études ont pu montrer le rôle primordial que des collectifs de femmes ou des gynécologues et des infirmiers ont joué dans la mise à l’agenda politique de la dépénalisation de l’avortement. L’étude des politiques publiques examine également leur effet sur les citoyens ou sur certaines catégories de la population. Des outils de gestion publique pensés à priori comme étant de bonnes pratiques peuvent aboutir à une perturbation grave des rapports de solidarité sociale. L’analyse politologique peut mettre en évidence l’existence de voies sans issue, voire dangereuses pour les citoyens, et avertir les gouvernants des risques de rupture sociale.
La philosophie politique questionne l’impact des idées et de leur diffusion sur les peuples et sur les individus. Elle envisage également la place réservée aux gouvernés dans les réflexions des penseurs ou des gouvernants. Enfin, les études de politique comparée ou de relations internationales se penchent non seulement sur les rapports qu’entretiennent les gouvernants et leurs gouvernés dans différents contextes, mais elles analysent également l’influence de certains groupes sociaux sur l’évolution de la politique des États, notamment sur le plan de leur action diplomatique ou militaire. À côté des gouvernements, des acteurs économiques, des mouvements pacifistes ou écologistes contribuent à l’élaboration des politiques internationales.
Le thème du poids et de l’action politique des « gouvernés » est donc d’une grande actualité, il fait l’objet de nombreuses recherches et suscite des questions passionnantes [3]. Il touche en effet à la condition de l’ensemble des habitants de la planète et à leur rapport à l’organisation et à la gestion de la vie en société. Il est au cœur de toute démocratie, les gouvernés étant la source de la légitimité des gouvernants.
L’assassinat du président doit ouvrir la voie à un débat entre toutes les forces civils. Il ne reste rien de fonctionnel dans cet État. L’opposition n’est pas prête à prendre le relais, parce qu’il n’y a aucune figure qui en émerge avec une légitimité suffisante pour entraîner le reste, pour créer un mouvement et pour éventuellement donner la voie à suivre. La confusion est totale.”
“La société civile ne manque pas de ressources mais entre elle et le pouvoir s’est créé un fossé. Le vivre ensemble n’est pas pensé, la communauté se réduit aujourd’hui à des intérêts fragmentés. C’est ça l’origine du problème en Haïti.
À l’école, nous avons appris que l’histoire est faite par de grands noms. Que faisaient dès lors leurs contemporains anonymes ? L’actualité récente nous rappelle que si des personnalités marquent incontestablement l’histoire, des anonymes peuvent aussi en inverser le cours dans la perle des antilles d’autrefois.
Henry Beaucejour
President of the Haitian American Chamber of E-commerce