Contrepoids inséparable de la résistance haïtienne : le pillage. Tout commence en ce domaine avec le joyau colonial dérobé par la flibusterie qui contribuera à faire de la France un pays immensément riche. En 1825, la France et le gouvernement haïtien de J.-P. Boyer signèrent un accord ahurissant : l’indépendance arraché armes au poing sera reconnue par la France en échange de la promesse de remboursement d’un « dédommagement » de 150 millions de francs or – 15 milliards d’euros actuels ! Le pillage colonial cède la place à l’escroquerie de la dette. Celle-ci s’accroit ensuite rapidement avec le racket incessant des bateaux de guerres européens, puis avec l’occupation américaine, réorganisant l’économie nationale au profit des firmes étasuniennes, aux frais du contribuable haïtien (Farmer 2005).
On pourrait écrire une encyclopédie complète sur le pillage d’Haïti. Pour en rester aux évènements principaux, il est nécessaire de citer cet accord tacite entre les Etats-Unis et la famille Duvalier, en 1971, entérinant le « référendum » (2 391 916 voies pour et aucune contre !) permettant au jeune Jean-Claude – 19 ans – de reprendre le fauteuil laissé vacant par la mort de son père. En échange, la période du « jean-claudisme » sera marquée par la néolibéralisation de l’économie nationale au profit principalement des Etats-Unis. Une population d’agriculteurs de subsistance est alors poussée vers les bidonvilles sordides de Port-au-Prince pour un esclavage moderne (2US$ par journée de travail) dans les zones franches d’assemblage du « rêve américain ». En 1986, Jean-Claude Duvalier est protégé de la révolte populaire par l’armée des Etats-Unis et escorté vers une retraite dorée sur la Côte d’Azur française. Il emporte avec lui 900 millions de dollars tirés des coffres de l’Etat, l’équivalent de 120% de la dette de son pays3. « Baby Doc » symbolise l’articulation entre intérêts étrangers et bourgeoisie compradore. Cette période est aussi inséparable de l’arrivée massive de l’ « aide » internationale en Haïti. Celle ci est résumée par l’un de ses participants désabusé comme la compassion des classes pauvres des pays riches dont les dons alimentent des Organisations Non Gouvernementales (ONG) aidant les agricultures subventionnées de ces mêmes pays à écouler sur place leurs surplus de céréales. Ceci au détriment de l’agriculture locale, et en enrichissant au passage la bourgeoisie locale (Schwartz 2010).
Haïtien vivant en France, Auguste Léon Philippe est professeur d’histoire et de philosophie des sciences.
La France et les États-Unis avancent l’idée d’une conférence internationale pour la reconstruction et le développement d’Haïti. Quelle est votre réaction ?
Auguste Léon Philippe. L’essentiel est l’existence d’un vrai projet, et les personnes pour l’entreprendre. Le développement des pays sous-développés n’entre pas du tout dans les intérêts des puissances. Car aider un pays à se développer, réellement, c’est perdre son marché, ses sources de matières premières et de main-d’œuvre bon marché. Deux jeunes journalistes français ont écrit sur la présence de la Chine en Afrique. Pendant des siècles, l’Europe occidentale y était sans rien faire. Elle se contentait de piller le Continent, et de remplacer l’esclavage par la corvée. Bien sûr, la Chine a besoin de matière première mais il y a échange : en très peu de temps, elle a fait construire des écoles, des routes locales et non stratégiques. Tout ce qui vise à la reconstruction et au développement est positif, mais compte tenu de l’expérience passée et des promesses non tenues, la méfiance est de rigueur.
« C’est une décennie perdue, totalement perdue, constate l’économiste haïtien Kesner Pharel. La capitale n’a pas été reconstruite, mais la mauvaise gouvernance ne dépend pas exclusivement des autorités locales : au niveau international, nous n’avons pas vu ce mécanisme de gestion de l’aide pour permettre au pays d’en bénéficier. » Les milliards de dollars d’aide publique et de dons promis au lendemain de la catastrophe ont fondu avant d’arriver à leur destination finale sans que l’on sache précisément si les montants ont été décaissés ou s’ils se sont évaporés.
Vous parlez de l’expérience haïtienne ?
Auguste Léon Philippe. Comme homme de progrès, j’ai soutenu Jean-Bertrand Aristide, un homme du peuple, de la théologie de la libération (président renversé par un coup d’État, exilé aux États-Unis, puis de nouveau président avant d’être chassé du pouvoir en 2004, sous la pression de la rue, mais également après une intervention étrangère – NDLR). Mais il s’est comporté en bandit. Qu’a-t-il fait à son retour des États-Unis en 1994-1995 ? Lors de la conférence de Paris, il a accepté toutes les propositions du Fonds monétaire international (FMI), le plan d’ajustement structurel. C’est ainsi que le taux des barrières douanières est passé de 55 % à 5 %. Haïti est le pays le plus pillé au monde. L’Artibonite produisait beaucoup de riz. C’était le grenier du pays. En raison de la concurrence du riz en provenance de Miami, la production rizicole de ce département a été détruite. Aristide a vendu les entreprises publiques. Désormais, le président René Préval vend La Poste. C’est une liquidation systématique du patrimoine national parce que le pays n’a plus de protection douanière pour protéger sa production locale.
L’ampleur de la catastrophe actuelle est-elle aussi inéluctable qu’on le dit ?
Auguste Léon Philippe. Prenons l’exemple des quatre cyclones de 2008 et comparons Cuba et Haïti. La Havane a pris les mesures, la population est entraînée. En Haïti, cela n’existe pas (quatre morts à Cuba, contre près de 800 en Haïti – NDLR). Les catastrophes naturelles cela se prévoit surtout dans une zone tropicale. En 1842, déjà, Haïti avait connu un tremblement de terre qui avait détruit le nord du pays. Lorsqu’on parle de développer un pays, cela implique aussi une politique de prévention.
Entretien réalisé par Cathy Ceïbe
https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/haiti-ou-linterminable-descente-aux-enfers-1162469
https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/519915/racisme-haiti-et-exploitation-miniere
https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/haiti-ou-linterminable-descente-aux-enfers-1162469